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Buchanan avait insensiblement franchi la frontière qui, désormais, faisait d’elle non plus un gros village mais une ville, avec les possibilités et les problèmes qui allaient de pair : emplois, anonymat, délinquance… Mais la municipalité continuait à organiser son festival de pêche tous les ans en juillet, et la station de radio locale proposait toujours les horaires des marées et les bulletins sur les migrations des saumons.

À l’instar de toutes les villes de la côte, Buchanan était régulièrement et copieusement arrosée. Chaque hiver, l’océan semblait tout entier s’évaporer dans l’atmosphère. Ce n’était pas seulement la pluie, mais un mélange complexe de brume, de crachin, de brouillard, de fumée et de nuages rampants. L’hiver était une saison morte, l’hiver engendrait la mélancolie.

Or il arrivait que même Buchanan ait droit au ciel bleu, et cet été avait été plus sec que jamais. Depuis le jour de l’indépendance, le 4 Juillet, la ville rissolait sous une voûte limpide. Les réserves d’eau étaient au plus bas, la municipalité se tenait sur le qui-vive pour prévenir tout incendie dans les profondes forêts côtières et les criquets rebondissaient sur les pelouses roussies.

Les après-midi s’étiraient en de longues soirées estivales.

Matt Wheeler avait pensé au cimetière de Brookside, dans la journée. Comme ça, en passant. Ce soir, cependant, il s’assit devant son steak avec un problème bien plus d’actualité en tête : le troublant coup de fil de Jim Bix. Brookside était loin de ses préoccupations.

D’autres y pensaient pour lui.

Miriam Flett, notamment.

Beth Porter et Joey Commoner aussi.

DISCOURS PROMIS SUR LE VAISSEAU SPATIAL

annonçait la une du Buchanan Observer.

Miriam Flett étala la première page sur la table de la cuisine et l’attaqua avec le rasoir de poche qu’elle avait acheté le matin même à la papeterie Delisle dans le centre commercial de Ferry Park.

Miriam affectionnait ces petits cutters jetables, langues d’acier inoxydable qui jaillissaient d’une gangue de plastique ronde quand on pressait le bouton latéral. On les trouvait à cinquante-neuf cents pièce dans une corbeille sur le comptoir de Delisle, en diverses couleurs. Miriam en achetait un toutes les semaines. Cette semaine, elle avait choisi le bleu, une couleur rassurante.

La lame, loin d’être rassurante, elle, était acérée comme la serre d’un rapace.

Miriam attaqua donc le journal. Quatre balafres bien nettes isolèrent le DISCOURS PROMIS des autres titres, plus petits : INTOXICATION PAR LES CRUSTACÉS et L’INDUSTRIE DU BOIS EN PLEINE RÉCESSION.

Elle étudia le coin inférieur droit de l’article à la recherche d’un suite page 6 ou quelque chose du genre – les renvois étaient toujours empoisonnants. Mais elle n’en trouva pas.

Parfait, songea-t-elle. Un bon signe.

Miriam ne comprenait pas tout à fait la nature du travail qu’elle avait entrepris, mais deux choses au moins apparaissaient clairement. Une : la nécessité de cette tâche. Et deux : le caractère essentiel du travail soigné.

Si Beth Porter et Joey Commoner étaient venus pétarader le long de l’avenue Bellfountain sur la Yamaha de Joey – ce qui ne fut pas le cas, enfin pas tout de suite – ils auraient peut-être aperçu Miriam par la fenêtre de sa petite maison, en train de taillader les journaux : silhouette compacte aux cheveux gris penchée sur une table de cuisine salement martyrisée.

À cinquante-neuf ans, Miriam n’avait jamais quitté Buchanan. Et elle avait passé près de la moitié de ce temps à la réception de l’école publique James Buchanan. L’année précédente, elle avait été rappelée à l’ordre alors qu’elle distribuait des tracts religieux aux enfants attendant d’être sermonnés par M. Clay, le directeur. Clay (que ses parents avaient eu la malencontreuse idée de prénommer Marion, et qui priait chaque jour pour que les élèves ne découvrent jamais ce qui se cachait derrière le « M » de M. Jonathan Clay) avait laissé entendre à Miriam qu’une retraite anticipée ne serait peut-être pas une si mauvaise idée. Miriam Flett ne se le fit pas dire deux fois.

À une époque, elle se serait sans doute cramponnée à son travail. Elle avait toujours eu une sainte horreur du changement. Mais elle avait idée que la Miriam qui ne supportait ni le temps ni le changement avait rendu l’âme l’année précédente, quand l’Œil de Dieu était apparu dans le ciel.

Le message de cet avènement avait été on ne pouvait plus clair.

Les lieux changent. Les gens meurent. Le monde, avec le temps, finit par devenir inhabitable.

La foi perdure.

Elle n’allait que rarement à l’église. Selon elle, les églises locales – même la Vérité baptiste, considérée comme une Église fondamentaliste – trahissaient la Bible. Miriam croyait en Dieu mais elle n’entretenait pas ce que les évangélistes de la télévision appelaient une « relation personnelle » avec Lui. L’idée même la terrifiait. Les églises faisaient grand cas de la rédemption et du pardon, mais Miriam avait lu trois fois la Bible de bout en bout sans y voir se profiler l’image d’un Dieu aimant. Miséricordieux, peut-être. À l’occasion. Mais elle croyait plus volontiers au Dieu effrayant d’Abraham et d’Isaac, le Dieu qui exigeait des sacrifices sanglants et se montrait impitoyable avec l’humanité quand elle Le contrariait, à la façon dont un fermier arrose son champ de pesticide pour se débarrasser d’une invasion importune de charançons.

Elle réfléchissait vaguement à tout ceci quand ses yeux tombèrent sur un article.

La Maison-Blanche a annoncé aujourd’hui que le Président s’adresserait à la nation pour éclaircir certaines rumeurs croissantes concernant un rebondissement dans les tentatives de communication avec le vaisseau spatial gravitant autour de la Terre.

Des annonces similaires ont été faites par différents hommes politiques au niveau international, dont le président Yudenich de l’ex-U.R.S.S. et M. Walker, Premier ministre britannique.

Ces annonces ont donné lieu à des accusations : on conspirerait en haut lieu pour taire les informations. Dans un discours adressé au Congrès, le leader républicain Robert Mayhew a accusé le Président d’avoir…

Miriam repoussa l’article en soupirant. Ce soir, elle ne prenait aucun plaisir aux nouvelles, et particulièrement aux nouvelles politiques. Elle reposa ses verres à double foyer sur la table et se frotta les yeux.

La table de la cuisine avait beaucoup souffert du travail de Miriam. En l’espace d’un an, les lames de rasoir, mordant un peu trop fort dans un article ou un autre, avaient fait sauter des lamelles de Formica. Elle en était venue à ressembler à un billot de boucher ; c’était regrettable. La cuisine, autrement, respirait l’ordre. Miriam avait toujours professé les mérites d’une cuisine ordonnée.

Elle reprit ses lunettes, rapprocha son album d’articles. C’était le volume en cours, le numéro dix. Les neuf précédents s’alignaient sur un vaisselier, au-dessus de la table. L’étagère supérieure était réservée aux épices et aux livres de cuisine ; celle du dessous à son travail.

C’était peu de temps après qu’elle eut quitté son emploi à l’école – peu après l’apparition de l’Œil de Dieu – que Miriam avait commencé à prendre conscience de sa solitude ; elle n’avait pas d’amis à Buchanan où elle était de plus considérée comme une excentrique, même dans le milieu paroissial. De sa famille, seul son père était resté en vie – tout juste. Il avait végété dans un hospice de Mount Bailiwick, incontinent et débile, mais Miriam, qui lui avait rendu quotidiennement visite, avait persisté à lui parler, malgré ses pupilles dilatées par une indifférence brumeuse. Elle lui avait confié ses projets.