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— J’ai commencé à découper les journaux, dit-elle un jour.

Elle s’était arrêtée pour guetter attentivement une réaction, si mince soit-elle, de surprise ou de reproche. En vain. Assis dans son lit, pas rasé, il avait considéré sa fille avec le même regard inexpressif qu’il posait sur l’écran de la télévision avant son arrivée.

Enhardie, elle avait poursuivi :

— Je crois que c’est ce qu’on attend de moi. Je ne peux pas expliquer comment, mais je le sais. Je ne pense pas qu’on me l’ait dit. En attendant, je collectionne tous les articles sur l’Œil de Dieu et je les rassemble dans des albums. Quand tout ça sera fini, on pourra toujours savoir ce qui s’est passé. Je ne connais pas la fin de cette histoire, et je ne sais pas non plus si quelqu’un aura besoin de savoir ce qui s’est passé. N’empêche que c’est ce que je vais faire.

À une époque, papa aurait donné son avis. Il avait toujours beaucoup à dire sur les projets de Miriam ; des commentaires en général désobligeants. Miriam n’avait jamais été à la hauteur des espérances de son père.

Depuis son attaque, toutefois, papa n’avait plus d’espérances du tout. Miriam pouvait dire et faire ce qui lui chantait.

Elle avait décidé de démissionner quand M. Clay l’avait accusée de fanatisme. Et elle l’avait fait. Elle avait décidé de compiler ses articles. Elle l’avait fait aussi.

Elle descendit le volume un de l’étagère. Il avait un tout petit peu plus d’un an, pas plus, mais les articles avaient déjà commencé à jaunir.

Ils avaient tous été découpés dans l’Observer, et provenaient généralement de l’U.P.I. – United Press International – ou de l’agence Reuters. Miriam en aurait eu davantage si elle avait pris un journal de Portland ou si elle était descendue acheter le New York Times chez Duffy. Mais il ne s’agissait pas d’en avoir plus. Il s’agissait d’en avoir suffisamment.

LA N.A.S.A. PERPLEXE DEVANT UN OVNI

Le premier, dont elle se souvenait non sans une certaine émotion. Elle tourna la page.

« L’OVNI N’EST PAS NÉCESSAIREMENT HOSTILE, DÉCLARE LE PORTE-PAROLE DE L’O.N.U. »

« LE MONDE A PEUR »

« À JORDAN, ANGOLA, LES ÉMEUTIERS RENVERSENT LE GOUVERNEMENT »

Miriam tourna plusieurs pages à la fois.

NEW YORK DÉCLARE LA FIN DU COUVRE-FEU ; SELON LE MAIRE, LA PANIQUE S’APAISE

Quelle tranche d’histoire palpitante rassemblée dans ces albums ! Elle passa au volume trois. Les gros titres se faisaient déjà plus discrets, plus rares. Les coupures étaient pour la plupart des articles de fond. Diverses personnalités donnaient leur avis. Lesquels, d’après Miriam, ne valaient pas tripette. Elle les avait néanmoins pieusement collectés.

SAGAN : LA VIE DANS L’UNIVERS EST INÉVITABLE

Astrophysicien et écrivain renommé, Carl Sagan déclare que les événements des six derniers mois étaient « inéluctables, d’une manière ou d’une autre, étant donné les possibilités écrasantes en faveur d’une vie possible ailleurs que sur notre planète. Nous devrions nous réjouir de pouvoir les vivre ».

Sagan ne considère pas ce vaisseau comme une menace : « Il est vrai que rien n’a été tenté de la part de ces visiteurs pour établir un contact avec nous. Mais n’oubliez pas que tout voyage intergalactique dure fatalement un temps inimaginable. Les entités responsables doivent être en mesure d’exercer une patience infinie. Nous devrions nous efforcer de suivre leur exemple. »

Mais Miriam connaissait la chanson : une berceuse, fredonnée dans l’obscurité. À force d’éplucher l’Observer, elle avait fini par se lasser de Sagan et de toutes ces autres sommités pontifiantes que les médias avaient immédiatement assiégées. En définitive, ils étaient aussi ignorants que le premier venu. Et tout aussi mal informés.

C’était un Œil, Miriam n’en doutait pas une seconde. L’Œil de Dieu, bien évidemment. Et derrière l’Œil se cachait une Main : celle du Jugement.

Volume six.

Avril et mai de cette année. Un volume vraiment très épais.

DES MONOLITHES EXTRATERRESTRES DANS LES GRANDES VILLES

Les photographies étaient éloquentes. Cette vue télescopique du vaisseau, par exemple, avec ces taches brillantes, telles des éclaboussures, qui en jaillissaient comme autant de confettis ou de flocons – quelque deux cents flocons dispersés régulièrement à travers le monde. Et puis, dans des clichés postérieurs, plus de flocons, mais des blocs d’obsidienne suspendus au-dessus des ruches les plus actives de la planète : New York, Los Angeles, Londres ; et Moscou, et Mexico, et Amsterdam ; et Johannesburg et Bagdad et Jérusalem et beaucoup d’autres encore, toutes signalées sur une carte du monde dans un journal daté du 16 avril. De gros pavés octaédriques sinistres. D’une perfection inhumaine. Ils ne volaient pas, ne tournaient pas, ne bondissaient pas, ne tressautaient pas, ne glissaient pas. Ils étaient simplement tombés du ciel comme de grosses bulles téléguidées et avaient atterri avec une délicatesse de papillon dans des espaces ouverts. Une fois posés, ils n’avaient plus bougé. Aucun visiteur n’en avait émergé. Depuis, les octaèdres se contentaient de jeter leur ombre immense autour d’eux. Ni plus ni moins.

Miriam supposa que M. Sagan continuait à conseiller la patience.

Ce n’était pas l’Œil mais ces Doigts de Dieu qui semblaient avoir affecté la population de Buchanan. Miriam savait que l’Œil, pour ces gens, commençait à faire partie des meubles. Son immobilité finissait par endormir la méfiance. Mais les Doigts, eux, étaient un message. Un message qui disait : Oui, je suis venu avec un but. Non, je n’en ai pas fini avec vous. Et aussi : J’avance lentement mais inexorablement, et je vous interdis de vous rebeller contre moi. Cette vérité gâtait la jovialité idiote de ses voisins, elle courbait le dos des fiers et corrodait la suffisance des puissants. La ville de Buchanan semblait enfin se rendre compte qu’elle vivait la fin des temps, ou quelque chose d’approchant, et que l’avenir relèverait à jamais du domaine de l’insondable.

Miriam ouvrit le volume dix à la première page blanche et, après y avoir appliqué quelques points de colle – un bâton acheté lui aussi chez Delisle –, y fixa le DISCOURS PROMIS SUR LE VAISSEAU SPATIAL.

Elle priait pour qu’il n’y ait pas d’autre article dans l’Observer ce soir. Elle était fatiguée. Elle avait fait ses courses pour la semaine et se sentait vidée, peut-être même un peu fiévreuse. Avec de légers vertiges. La caissière, chez Delisle, avait éternué trois fois dans son mouchoir pendant que Miriam achetait son cutter, aujourd’hui. Miriam avait payé avec un billet d’un dollar et espérait que la caissière ne lui avait pas donné la grippe en même temps que sa monnaie. Comment l’appelaient-ils, déjà ? La grippe de Taiwan ? Comme si elle avait besoin de ça… avec les temps difficiles qui l’attendaient.

Mais Miriam, femme de devoir, n’alla pas directement se coucher. Elle continua à tourner les pages de l’Observer, fronçant les sourcils à chaque article, derrière ses lunettes bifocales. Il n’y avait rien de plus pour elle dans la première partie du journal. Elle remarqua avec plaisir que Perdy, le grand magasin du centre commercial, avait cessé de faire paraître ses « FOLIES DE NOUVELLE LUNE », une annonce publicitaire pour soldes avec un dessin grotesque de l’Œil de Dieu rayonnant sur une machine à laver. Peut-être avait-on convaincu les publicistes de Perdy de renoncer à ce sacrilège. Peut-être encore étaient-ils tout simplement nerveux, comme tout un chacun.