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Tout en parlant, elle ne le quittait pas des yeux, apitoyee sans doute par son extreme maigreur, sentant que c'etait un " monsieur, " sous sa lamentable defroque noire, n'osant lui mettre une piece blanche dans la main.

Enfin, timidement:

-Si, en attendant, murmura-t-elle, vous aviez besoin de quelque chose...

Mais il refusa avec une fierte inquiete; il dit qu'il avait tout ce qu'il lui fallait, qu'il savait ou aller. Elle parut heureuse, elle repeta plusieurs fois, comme pour se rassurer elle-meme sur son sort:

-Ah! bien, alors, vous n'avez qu'a attendre le jour.

Une grosse cloche, au-dessus de la tete de Florent, au coin du pavillon des fruits, se mit a sonner. Les coups, lents et reguliers, semblaient eveiller de proche en proche le sommeil trainant sur le carreau. Les voitures arrivaient toujours; les cris des charretiers, les coups de fouet, les ecrasements du pave sous le fer des roues et le sabot des betes, grandissaient; et les voitures n'avancaient plus que par secousses, prenant la file, s'etendant au dela des regards, dans des profondeurs grises, d'ou montait un brouhaha confus. Tout le long de la rue du Pont-Neuf, on dechargeait, les tombereaux accules aux ruisseaux, les chevaux immobiles et serres, ranges comme dans une foire. Florent s'interessa a une enorme voiture de boueux, pleine de choux superbes, qu'on avait eu grand'peine a faire reculer jusqu'au trottoir; la charge depassait un grand diable de bec de gaz plante a cote, eclairant en plein l'entassement des larges feuilles, qui se rabattaient comme des pans de velours gros vert, decoupe et gaufre. Une petite paysanne de seize ans, en casaquin et en bonnet de toile bleue, montee dans le tombereau, ayant des choux jusqu'aux epaules, les prenait un a un, les lancait a quelqu'un que l'ombre cachait, en bas. La petite, par moments, perdue, noyee, glissait, disparaissait sous un eboulement; puis, son nez rose reparaissait au milieu des verdures epaisses; elle riait, et les choux se remettaient a voler, a passer entre le bec de gaz et Florent. Il les comptait machinalement. Quand le tombereau fut vide, cela l'ennuya.

Sur le carreau, les tas decharges s'etendaient maintenant jusqu'a la chaussee. Entre chaque tas, les maraichers menageaient un etroit sentier pour que le monde put circuler. Tout le large trottoir, couvert d'un bout a l'autre, s'allongeait, avec les bosses sombres des legumes. On ne voyait encore, dans la clarte brusque et tournante des lanternes, que l'epanouissement charnu d'un paquet d'artichauts, les verts delicats des salades, le corail rose des carottes, l'ivoire mat des navets; et ces eclairs de couleurs intenses filaient le long des tas, avec les lanternes. Le trottoir s'etait peuple; une foule s'eveillait, allait entre les marchandises, s'arretant, causant, appelant. Une voix forte, au loin, criait: " Eh! la chicoree! " On venait d'ouvrir les grilles du pavillon aux gros legumes; les revendeuses de ce pavillon, en bonnets blancs, avec un fichu noue sur leur caraco noir, et les jupes relevees par des epingles pour ne pas se salir, faisaient leur provision du jour, chargeaient de leurs achats les grandes hottes des porteurs posees a terre. Du pavillon a la chaussee, le va-et-vient des hottes s'animait, au milieu des tetes cognees, des mots gras, du tapage des voix s'enrouant a discuter un quart d'heure pour un sou. Et Florent s'etonnait du calme des maraicheres, avec leurs madras et leur teint hale, dans ce chipotage bavard des Halles.

Derriere lui, sur le carreau de la rue Rambuteau, on vendait les fruits. Des rangees de bourriches, de paniers bas, s'alignaient, couverts de toile ou de paille; et une odeur de mirabelles trop mures trainait. Une voix douce et lente, qu'il entendait depuis longtemps, lui fit tourner la tete. Il vit une adorable petite femme brune, assise par terre, qui marchandait.

-Dis donc, Marcel, vends-tu pour cent sous, dis?

L'homme, enfoui dans une limousine, ne repondait pas, et la jeune femme, au bout de cinq grandes minutes, reprenait:

-Dis, Marcel, cent sous ce panier-la, et quatre francs l'autre, ca fait-il neuf francs qu'il faut le donner?

Un nouveau silence se fit:

-Alors qu'est-ce qu'il faut te donner?

-Eh! dix francs, tu le sais bien, je te l'ai dit... Et ton Jules, qu'est-ce que tu en fais, la Sarriette?

La jeune femme se mit a rire, en tirant une grosse poignee de monnaie.

-Ah bien! reprit-elle, Jules dort sa grasse matinee... Il pretend que les hommes, ce n'est pas fait pour travailler.

Elle paya, elle emporta les deux paniers dans le pavillon aux fruits qu'on venait d'ouvrir. Les Halles gardaient leur legerete noire, avec les mille raies de flamme des persiennes; sous les grandes rues couvertes, du monde passait, tandis que les pavillons, au loin, restaient deserts, au milieu du grouillement grandissant de leurs trottoirs. A la pointe Saint-Eustache, les boulangers et les marchands de vins otaient leurs volets; les boutiques rouges, avec leurs becs de gaz allumes, trouaient les tenebres, le long des maisons grises. Florent regardait une boulangerie, rue Montorgueil, a gauche, toute pleine et toute doree de la derniere cuisson, et il croyait sentir la bonne odeur du pain chaud. Il etait quatre heures et demie.

Cependant, madame Francois s'etait debarrassee de sa marchandise. Il lui restait quelques bottes de carottes, quand Lacaille reparut, avec son sac.

-Eh bien, ca va-t-il a un sou? dit-il.

-J'etais bien sure de vous revoir, vous, repondit tranquillement la maraichere. Voyons, prenez mon reste. Il y a dix-sept bottes.

-Ca fait dix-sept sous.

-Non, trente-quatre.

Ils tomberent d'accord a vingt-cinq. Madame Francois etait pressee de s'en aller. Lorsque Lacaille se fut eloigne, avec ses carottes dans son sac:

-Voyez-vous, il me guettait, dit-elle a Florent. Ce vieux-la rale sur tout le marche; il attend quelquefois le dernier coup de cloche, pour acheter quatre sous de marchandise... Ah! ces Parisiens! ca se chamaille pour deux liards, et ca va boire le fond de sa bourse chez le marchand de vin.

Quand madame Francois parlait de Paris, elle etait pleine d'ironie et de dedain; elle le traitait en ville tres-eloignee, tout a fait ridicule et meprisable, dans laquelle elle ne consentait a mettre les pieds que la nuit.

-A present, je puis m'en aller, reprit-elle en s'asseyant de nouveau pres de Florent, sur les legumes d'une voisine.

Florent baissait la tete, il venait de commettre un vol. Quand Lacaille s'en etait alle, il avait apercu une carotte par terre. Il l'avait ramassee, il la tenait serree dans sa main droite. Derriere lui, des paquets de celeris, des tas de persil mettaient des odeurs irritantes qui le prenaient a la gorge.

-Je vais m'en aller, repeta madame Francois.

Elle s'interessait a cet inconnu, elle le sentait souffrir, sur ce trottoir, dont il n'avait pas remue. Elle lui fit de nouvelles offres de service; mais il refusa encore, avec une fierte plus apre. Il se leva meme, se tint debout, pour prouver qu'il etait gaillard. Et, comme elle tournait la tete, il mit la carotte dans sa bouche. Mais il dut la garder un instant, malgre l'envie terrible qu'il avait de serrer les dents; elle le regardait de nouveau en face, elle l'interrogeait, avec sa curiosite de brave femme. Lui, pour ne pas parler, repondait par des signes de tete. Puis, doucement, lentement, il mangea la carotte.

La maraichere allait decidement partir, lorsqu'une voix forte dit tout a cote d'elle:

-Bonjour, madame Francois.

C'etait un garcon maigre, avec de gros os, une grosse tete, barbu, le nez tres-fin, les yeux minces et clairs. Il portait un chapeau de feutre noir, roussi, deforme, et se boutonnait au fond d'un immense paletot, jadis marron tendre, que les pluies avaient deteint en larges trainees verdatres. Un peu courbe, agite d'un frisson d'inquietude nerveuse qui devait lui etre habituel, il restait plante dans ses gros souliers laces; et son pantalon trop court montrait ses bas bleus.

-Bonjour, monsieur Claude, repondit gaiement la maraichere. Vous savez, je vous ai attendu, lundi; et comme vous n'etes pas venu, j'ai gare votre toile; je l'ai accrochee a un clou, dans ma chambre.