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Mais, dans les grandes rues couvertes, la vie affluait. Le long des trottoirs, aux deux bords, des maraichers etaient encore la, de petits cultivateurs, venus des environs de Paris, etalant sur des paniers leur recolte de la veille au soir, bottes de legumes, poignees de fruits. Au milieu du va-et-vient incessant de la foule, des voitures entraient sous les voutes, en ralentissant le trot sonnant de leurs chevaux. Deux de ces voitures, laissees en travers, barraient la rue. Florent, pour passer, dut s'appuyer contre un des sacs grisatres, pareils a des sacs de charbon, et dont l'enorme charge faisait plier les essieux; les sacs, mouilles, avaient une odeur fraiche d'algues marines; un d'eux, creve par un bout, laissait couler un tas noir de grosses moules. A tous les pas, maintenant, ils devaient s'arreter. La maree arrivait, les camions se succedaient, charriant les hautes cages de bois pleines de bourriches, que les chemins de fer apportent toutes chargees de l'Ocean. Et, pour se garer des camions de la maree de plus en plus presses et inquietants, ils se jetaient sous les roues des camions du beurre, des oeufs et des fromages, de grands chariots jaunes, a quatre chevaux, a lanternes de couleur; des forts enlevaient les caisses d'oeufs, les paniers de fromages et de beurre, qu'ils portaient dans le pavillon de la criee, ou des employes en casquette ecrivaient sur des calepins, a la lueur du gaz. Claude etait ravi de ce tumulte; il s'oubliait a un effet de lumiere, a un groupe de blouses, au dechargement d'une voiture. Enfin, ils se degagerent. Comme ils longeaient toujours la grande rue, ils marcherent dans une odeur exquise qui trainait autour d'eux et semblait les suivre. Ils etaient au milieu du marche des fleurs coupees. Sur le carreau, a droite et a gauche, des femmes assises avaient devant elles des corbeilles carrees, pleines de bottes de roses, de violettes, de dahlias, de marguerites. Les bottes s'assombrissaient, pareilles a des taches de sang, palissaient doucement avec des gris argentes d'une grande delicatesse. Pres d'une corbeille, une bougie allumee mettait la, sur tout le noir d'alentour, une chanson aigue de couleur, les panachures vives des marguerites, le rouge saignant des dahlias, le bleuissement des violettes, les chairs vivantes des roses. Et rien n'etait plus doux ni plus printanier que les tendresses de ce parfum rencontrees sur un trottoir, au sortir des souffles apres de la maree et de la senteur pestilentielle des beurres et des fromages.

Claude et Florent revinrent sur leurs pas, flanant, s'attardant au milieu des fleurs. Ils s'arreterent curieusement devant des femmes qui vendaient des bottes de fougere et des paquets de feuilles de vigne, bien reguliers, attaches par quarterons. Puis ils tournerent dans un bout de rue couverte, presque desert, ou leurs pas sonnaient comme sous la voute d'une eglise. Ils y trouverent, attele a une voiture grande comme une brouette, un tout petit ane qui s'ennuyait sans doute, et qui se mit a braire en les voyant, d'un ronflement si fort et si prolonge, que les vastes toitures des Halles en tremblaient. Des hennissements de chevaux repondirent; il y eut des pietinements, tout un vacarme au loin, qui grandit, roula, alla se perdre. Cependant, en face d'eux, rue Berger, les boutiques nues des commissionnaires, grandes ouvertes, montraient, sous la clarte vive du gaz, des amas de paniers et de fruits, entre les trois murs sales couverts d'additions au crayon. Et comme ils etaient la, ils apercurent une dame bien mise, pelotonnee d'un air de lassitude heureuse dans le coin d'un fiacre, perdu au milieu de l'encombrement de la chaussee, et filant sournoisement.

-C'est Cendrillon qui rentre sans pantoufles, dit Claude avec un sourire.

Ils causaient maintenant, en retournant sous les Halles. Claude, les mains dans les poches, sifflant, racontait son grand amour pour ce debordement de nourriture, qui monte au beau milieu de Paris, chaque matin. Il rodait sur le carreau des nuits entieres, revant des natures mortes colossales, des tableaux extraordinaires. Il en avait meme commence un; il avait fait poser son ami Marjolin et cette gueuse de Cadine; mais c'etait dur, c'etait trop beau, ces diables de legumes, et les fruits, et les poissons, et la viande! Florent ecoutait, le ventre serre, cet enthousiasme d'artiste. Et il etait evident que Claude, en ce moment-la, ne songeait meme pas que ces belles choses se mangeaient. Il les aimait pour leur couleur. Brusquement, il se tut, serra d'un mouvement qui lui etait habituel la longue ceinture rouge qu'il portait sous son paletot verdatre, et reprit d'un air fin:

-Puis, je dejeune ici, par les yeux au moins, et cela vaut encore mieux que de ne rien prendre. Quelquefois, quand j'oublie de diner, la veille, je me donne une indigestion, le lendemain, a regarder arriver toutes sortes de bonnes choses. Ces matins-la, j'ai encore plus de tendresses pour mes legumes... Non, tenez, ce qui est exasperant, ce qui n'est pas juste, c'est que ces gredins de bourgeois mangent tout ca!

Il raconta un souper qu'un ami lui avait paye chez Baratte, un jour de splendeur; ils avaient eu des huitres, du poisson, du gibier. Mais Baratte etait bien tombe; tout le carnaval de l'ancien marche des Innocents se trouvait enterre, a cette heure; on en etait aux Halles centrales, a ce colosse de fonte, a cette ville nouvelle, si originale. Les imbeciles avaient beau dire, toute l'epoque etait la. Et Florent ne savait plus s'il condamnait le cote pittoresque ou la bonne chere de Baratte. Puis, Claude deblatera contre le romantisme; il preferait ses tas de choux aux guenilles du moyen age. Il finit par s'accuser de son eau-forte de la rue Pirouette comme d'une faiblesse. On devait flanquer les vieilles cambuses par terre et faire du moderne.

-Tenez, dit-il en s'arretant, regardez, au coin du trottoir. N'est-ce pas un tableau tout fait, et qui serait plus humain que leurs sacrees peintures poitrinaires?

Le long de la rue couverte, maintenant, des femmes vendaient du cafe, de la soupe. Au coin du trottoir, un large rond de consommateurs s'etait forme autour d'une marchande de soupe aux choux. Le seau de fer-blanc etame, plein de bouillon, fumait sur le petit rechaud bas, dont les trous jetaient une lueur pale de braise, La femme, armee d'une cuiller a pot, prenant de minces tranches de pain au fond d'une corbeille garnie d'un linge, trempait la soupe dans des tasses jaunes. Il y avait la des marchandes tres-propres, des maraichers en blouse, des porteurs sales, le paletot gras des charges de nourriture qui avaient traine sur les epaules, de pauvres diables deguenilles, toutes les faims matinales des Halles, mangeant, se brulant, ecartant un peu le menton pour ne pas se tacher de la bavure des cuillers. Et le peintre ravi clignait les yeux, cherchait le point de vue, afin de composer le tableau dans un bon ensemble. Mais cette diablesse de soupe aux choux avait une odeur terrible. Florent tournait la tete, gene par ces tasses pleines, que les consommateurs vidaient sans mot dire, avec un regard de cote d'animaux mefiants. Alors, comme la femme servait un nouvel arrive, Claude lui-meme fut attendri par la vapeur forte d'une cuilleree qu'il recut en plein visage.