C'était plus qu'il n'en fallait pour prouver à d'Artagnan l'innocence de la nuit du prélat et les bonnes intentions de son réveil.
Le mousquetaire fit précisément à l'évêque ce que l'évêque avait fait à Porthos.
Il lui frappa sur l'épaule.
Évidemment; Aramis feignait de dormir, car, au lieu de s'éveiller soudain, lui qui avait le sommeil si léger, il se fit réitérer l'avertissement.
– Ah! ah! c'est vous, dit-il en allongeant les bras. Quelle bonne surprise! Ma foi, le sommeil m'avait fait oublier que j'eusse le bonheur de vous posséder. Quelle heure est-il?
– Je ne sais, dit d'Artagnan un peu embarrassé. De bonne heure, je crois. Mais, vous le savez, cette diable d'habitude militaire de m'éveiller avec le jour me tient encore.
– Est-ce que vous voulez déjà que nous sortions, par hasard? demanda Aramis. Il est bien matin, ce me semble.
– Ce sera comme vous voudrez.
– Je croyais que nous étions convenus de ne monter à cheval qu'à huit heures.
– C'est possible; mais, moi, j'avais si grande envie de vous voir, que je me suis dit: «Le plus tôt sera le meilleur.»
– Et mes sept heures de sommeil? dit Aramis. Prenez garde, j'avais compté là-dessus, et ce qu'il m'en manquera, il faudra que je le rattrape.
– Mais il me semble qu'autrefois vous étiez moins dormeur que cela, cher ami; vous aviez le sang alerte et l'on ne vous trouvait jamais au lit.
– Et c'est justement à cause de ce que vous me dites là que j'aime fort à y demeurer maintenant.
– Aussi, avouez que ce n'était pas pour dormir que vous m'avez demandé jusqu'à huit heures.
– J'ai toujours peur que vous ne vous moquiez de moi si je vous dis la vérité.
– Dites toujours.
– Eh bien! de six à huit heures, j'ai l'habitude de faire mes dévotions.
– Vos dévotions?
– Oui.
– Je ne croyais pas qu'un évêque eût des exercices si sévères.
– Un évêque, cher ami, a plus à donner aux apparences qu'un simple clerc.
– Mordioux! Aramis, voici un mot qui me réconcilie avec Votre Grandeur. Aux apparences! c'est un mot de mousquetaire, celui-là, à la bonne heure! Vivent les apparences, Aramis!
– Au lieu de m'en féliciter, pardonnez-le-moi, d'Artagnan. C'est un mot bien mondain que j'ai laissé échapper là.
– Faut-il donc que je vous quitte?
– J'ai besoin de recueillement, cher ami.
– Bon. Je vous laisse; mais à cause de ce païen qu'on appelle d'Artagnan, abrégez-les, je vous prie; j'ai soif de votre parole.
– Eh bien! d'Artagnan, je vous promets que dans une heure et demie…
– Une heure et demie de dévotions? Ah! mon ami, passez-moi cela au plus juste. Faites-moi le meilleur marché possible.
Aramis se mit à rire.
– Toujours charmant, toujours jeune, toujours gai, dit-il. Voilà que vous êtes venu dans mon diocèse pour me brouiller avec la grâce.
– Bah!
– Et vous savez bien que je n'ai jamais résisté à vos entraînements; vous me coûterez mon salut, d'Artagnan.
D'Artagnan se pinça les lèvres.
– Allons, dit-il, je prends le péché sur mon compte, débridez-moi un simple signe de croix de chrétien, débridez-moi un Pater et partons.
– Chut! dit Aramis, nous ne sommes déjà plus seuls, et j'entends des étrangers qui montent.
– Eh bien! congédiez-les.
– Impossible; je leur avais donné rendez-vous hier: c'est le principal du collège des jésuites et le supérieur des dominicains.
– Votre état-major, soit.
– Qu'allez-vous faire?
– Je vais aller réveiller Porthos et attendre dans sa compagnie que vous ayez fini vos conférences.
Aramis ne bougea point, ne sourcilla point, ne précipita ni son geste ni sa parole.
– Allez, dit-il.
D'Artagnan s'avança vers la porte.
– À propos, vous savez où loge Porthos?
– Non; mais je vais m'en informer.
– Prenez le corridor, et ouvrez la deuxième porte à gauche.
– Merci! au revoir.
Et d'Artagnan s'éloigna dans la direction indiquée par Aramis.
Dix minutes ne s'étaient point écoulées qu'il revint. Il trouva Aramis assis entre le principal du collège des jésuites et le supérieur des dominicains et le principal du collège des jésuites, exactement dans la même situation où il l'avait retrouvé autrefois dans l'auberge de Crèvecœur.
Cette compagnie n'effraya pas le mousquetaire.
– Qu'est-ce? dit tranquillement Aramis. Vous avez quelque chose à me dire, ce me semble, cher ami?
– C'est, répondit d'Artagnan en regardant Aramis, c'est que Porthos n'est pas chez lui.
– Tiens! fit Aramis avec calme; vous êtes sûr?
– Pardieu! je viens de sa chambre.
– Où peut-il être alors?
– Je vous le demande.
– Et vous ne vous en êtes pas informé?
– Si fait.
– Et que vous a-t-on répondu?
– Que Porthos sortant souvent le matin sans rien dire à personne, était probablement sorti.
– Qu'avez-vous fait alors?
– J'ai été à l'écurie, répondit indifféremment d'Artagnan.
– Pour quoi faire?
– Pour voir si Porthos est sorti à cheval.
– Et?… interrogea l'évêque.
– Eh bien! il manque un cheval au râtelier, le numéro 5, Goliath.
Tout ce dialogue, on le comprend, n'était pas exempt d'une certaine affectation de la part du mousquetaire et d'une parfaite complaisance de la part d'Aramis.
– Oh! je vois ce que c'est, dit Aramis après avoir rêvé un moment: Porthos est sorti pour nous faire une surprise.
– Une surprise?
– Oui. Le canal qui va de Vannes à la mer est très giboyeux en sarcelles et en bécassines; c'est la chasse favorite de Porthos; il nous en rapportera une douzaine pour notre déjeuner.
– Vous croyez? fit d'Artagnan.
– J'en suis sûr. Où voulez-vous qu'il soit allé? Je parie qu'il a emporté un fusil.
– C'est possible, dit d'Artagnan.
– Faites une chose, cher ami, montez à cheval et le rejoignez.
– Vous avez raison, dit d'Artagnan, j'y vais.
– Voulez-vous qu'on vous accompagne?
– Non, merci, Porthos est reconnaissable. Je me renseignerai.
– Prenez-vous une arquebuse?
– Merci.
– Faites-vous seller le cheval que vous voudrez.
– Celui que je montais hier en venant de Belle-Île.
– Soit; usez de la maison comme de la vôtre.
Aramis sonna et donna l'ordre de seller le cheval que choisirait M. d'Artagnan.
D'Artagnan suivit le serviteur chargé de l'exécution de cet ordre.
Arrivé à la porte, le serviteur se rangea pour laisser passer d'Artagnan. Dans ce moment son œil rencontra l'œil de son maître. Un froncement de sourcils fit comprendre à l'intelligent espion que l'on donnait à d'Artagnan ce qu'il avait à faire.