L’idée lui vint ensuite tout naturellement de se placer sous la protection d’une Armure d’Elhaz, une protection façon Guillemot, c’est-à-dire combinée à un Heaume de Terreur. Il savait intuitivement que cela ne serait pas suffisant : l’Ombre disposait sans aucun doute de pouvoirs terrifiants ! Mais enfin, c’était tout de même quelque chose. Il se déplaça donc au centre du cachot, en prenant soin de se munir de la couverture et du broc.
– Si ma protection fonctionne, j’aurai besoin d’eau pour tenir le siège ! dit-il à haute voix.
Tout comme le jour où il avait dû fuir à travers les sous-sols du monastère de Gifdu devant le Seigneur Sha, le fait de parler et d’entendre le son de sa propre voix le réconforta.
Il réfléchit ensuite au moyen de tracer sur le sol en pierre les Graphèmes du sortilège ; bien entendu, on lui avait enlevé sa sacoche d’Apprenti, et donc le Ristir, le poignard graveur, qui se trouvait à l’intérieur. Heureusement, le vieux Mage de Gri n’avait pas pensé à lui ôter sa ceinture. Il la défit et prit la boucle de métal. Puis il grava, autour de lui et des objets qu’il avait rassemblés, en s’appliquant au mieux, six fois le Lokk du Heaume de Terreur. Lorsqu’il eut terminé, il prononça l’incantation qui le mettrait à l’abri d’un mur d’énergie invisible :
– Par le pouvoir d’Elhaz, Erda et Kari, Rind, Hir et Loge, Ægishjamur devant, Ægishjamur derrière, Ægishjamur à gauche, Ægishjamur à droite, Ægishjamur au-dessus, Ægishjamur au-dessous, Ægishjamur protège-moi ! ALU !
L’air frémit autour de Guillemot, à sa grande satisfaction.
– Parfait ! Ça a l’air de marcher ! Il n’y a donc pas chez l’Ombre de trace de magie de blocage, comme dans la caverne des Korrigans.
Il commençait à se sentir un peu mieux. Il n’était plus totalement vulnérable ! Mais il allait devoir trouver une protection encore plus puissante que l’Armure et le Heaume pour faire face à l’Ombre…
– Bon. Je dois me dire que mon Galdr n’est qu’une première ligne de défense. Mes remparts sont érigés, il me faut maintenant un donjon. C’est cela, un donjon ! Qu’est-ce qui pourrait constituer un donjon ?
Il avait beau se creuser la tête, rien ne lui venait à l’esprit. Il était sur le point de renoncer, et de se contenter de la seule protection de l’Armure lorsque, parmi les vingt-quatre Graphèmes qu’il avait appelés et qui s’étaient mis en rang dans son esprit, trois d’entre eux se mirent à scintiller timidement. De la même façon que Thursaz s’était imposé contre le Gommon de la plage, à Ys, et qu’Isaz avait agi presque malgré lui sous la roulotte du faux magicien Gordogh, à Ferghânâ, les Graphèmes Odala, Hagal et Mannaz se manifestèrent en toute indépendance.
– Odala, le Graphème de la possession, protectrice de la demeure… Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt pour renforcer mon Armure ?
Il s’empressa de graver entre chaque Ægishjamur, tout en respectant l’aspect incertain des Graphèmes, la forme d’Odala. Puis il murmura une formule destinée à l’apprivoiser :
– Toi l’Héritage, le don du Soir, toi qui gouvernes les lieux sacrés, parce que dans ta demeure l’aigle est en sécurité, aide-moi à renforcer mes remparts ! OALU !
Lorsque le sixième dessin fut achevé et que le cercle fut bouclé, les représentations d’Odala s’éclairèrent d’une lumière sombre et projetèrent des lueurs d’un bleu translucide sur le mur d’énergie jusque-là invisible. Il sembla à Guillemot que la protection avait triplé d’épaisseur. Cette impression le ravit.
– Bon, maintenant que j’ai un rempart digne de ce nom, occupons-nous de mon donjon !
L’Apprenti appela le deuxième Graphème qui s’était modestement manifesté à lui, et qui était peut-être le plus puissant : Hagal. Maître Qadehar lui avait dit, un jour, que tous les mystères du multivers se trouvaient peut-être enfermés entre ses huit branches ! Les Sorciers l’appelaient affectueusement la Grande Mère ou bien l’Étoile. Hagal ferait en l’occurrence un donjon parfait…
Il traça un seul mais énorme Hagal sur toute la surface libre dans l’enceinte de l’Armure. Puis il s’assit au centre du Graphème et invoqua sa protection :
– Toi la Grêle, toi la Rouge, fille d’Ymir, parce que Hropt aima le Monde Ancien, je me remets entre tes mains ! HALU !
Le sol trembla légèrement sous les talons de Guillemot. Puis les huit branches du Graphème s’embrasèrent, et bientôt des flammes rouges et froides crépitèrent.
« Parfait ! se réjouit Guillemot en lui-même. Maintenant, l’Ombre peut venir ! »
Il congédia les Graphèmes dans son esprit. Tous s’estompèrent, sauf le dernier qui s’était faiblement éclairé quelques instants auparavant : Mannaz. Cette bizarrerie laissa Guillemot perplexe. Cela signifiait certainement quelque chose dont il devait tenir compte. Voyons, il avait construit un rempart et un donjon ; que pouvait-il faire de plus ?
La réponse jaillit alors comme une évidence : il manquait un abri, une pièce secrète au cœur du donjon ! Un ultime recours, une dernière cachette ! Il s’agenouilla et grava, au centre de Hagal, Mannaz, le vingtième Graphème, l’œuf cosmique, le lien entre l’Homme et les Puissances. Puis il chuchota pour activer le Graphème, comme il fallait le faire lorsque plusieurs signes magiques étaient invités à travailler ensemble, ou côte à côte :
– Toi le Lien, frère de Mani, Œuf stellaire, Ancêtre aux cent médecins, rêve et inconscient, unité du temps, parce que puissante est la serre du faucon, je me confie à toi ! MALU !
Il ne se passa rien de spectaculaire, mais Mannaz s’enfonça de plusieurs centimètres dans la pierre sur laquelle il avait été gravé.
Guillemot eut alors le sentiment d’avoir fait tout ce qui pouvait être fait. Il se sentit tenaillé par une soif terrible. Il but avidement quelques gorgées d’eau à même le broc puis s’obligea à le reposer : maintenant qu’il avait élaboré une véritable déclaration de guerre à l’Ombre, il devait économiser ses maigres ressources.
VIII Un champ d’armures turquoise
Le palais du Prévost se dressait sur l’une des sept collines qui conféraient à la ville de Dashtikazar, tapie dans la baie, un relief singulier. Gérald traversa la grande place, lieu de cérémonies et de fêtes, et grimpa les escaliers monumentaux jusqu’au bâtiment où résidait et travaillait le premier personnage d’Ys.
Gérald était réellement soucieux. Il fit un signe distrait au Chevalier en faction devant la porte d’entrée, qui le salua respectueusement en retour, puis s’engagea dans les couloirs menant au bureau de celui qui était à la fois maire de Dashtikazar et préfet du pays tout entier.
Le Prévost était un homme d’un certain âge, plutôt grand. Il portait ses cheveux blancs coiffés en arrière. Son regard était resté vif. Plus jeune, il avait été un Qamdar, un chef de clan, sage et respecté, ce qui lui avait valu d’être élu par une très large majorité d’habitants. Le Prévost était, avec le Commandeur de la Confrérie, le Délégué des Marchands et Artisans et le Grand Mage de la Guilde, le personnage le plus puissant d’Ys. Le plus légitime, aussi, puisque, contrairement aux autres, il avait été élu par le peuple ! Mais il était aussi le plus fragile, puisque les gens d’Ys lui avaient seulement confié le pouvoir, et ils pouvaient donc le destituer et le remplacer, dans le cas où une nouvelle majorité le souhaiterait et le justifierait…