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Voilà toute l'histoire, Louis. Cette entrevue nous éclaire sur certains points. Elle renforce aussi les zones d'ombre. Ainsi, à partir de la mort d'Irène Böhm, nous perdons toute trace du fils. Le mystère de la transplantation cardiaque reste entier, excepté peut-être sa période. La greffe a sans doute été effectuée à l'automne 1977. Mais la convalescence de Böhm à Genève est un mensonge: Böhm n'apparaît sur aucun registre suisse durant les vingt dernières années.

Reste la piste des diamants. Je suis convaincu que Böhm a bâti sa fortune sur les pierres précieuses. Et je regrette amèrement que votre voyage ne vous emmène pas en RCA, afin d'éclaircir tous ces mystères. Peut-être trouverez-vous quelque chose en Egypte ou au Soudan? Pour ma part, je prends une semaine de vacances à partir du 7 septembre. Je compte me rendre à Anvers, visiter les Bourses de diamants. Je suis persuadé de retrouver la trace de Max Böhm. Je vous livre toutes ces informations à chaud. Méditons là-dessus et contactons-nous au plus vite.

Aux nouvelles, Hervé.

Au fil de ma lecture, mes idées partaient en tous sens. Je cherchais à imbriquer mes propres pièces dans ce puzzle: les images d'Irène et de Philippe Böhm, le scanner du cœur de Böhm et, surtout, les photographies insoutenables des corps noirs mutilés.

Dumaz ignorait autre chose: je connaissais parfaitement l'histoire du Centrafrique – j'avais des raisons personnelles de la connaître. Ainsi, le nom d'Otto Kiefer, lieutenant de Bokassa, ne m'était pas inconnu. Ce réfugié tchèque, d'une violence implacable, était connu pour ses méthodes d'intimidation. Il plaçait une grenade dans la bouche des prisonniers et la faisait exploser lorsqu'ils refusaient de parler. Cette technique lui avait valu le surnom grotesque de Tonton Grenade. Böhm et Kiefer offraient donc les deux visages d'une même cruauté: le coupe-câble et la grenade.

J'éteignis la lumière. Malgré ma fatigue, le sommeil ne venait pas. Finalement, sans allumer la lumière, j'appelai le Centre Argos. Les lignes téléphoniques de Sofia, moins encombrées à cette heure tardive, m'offrirent une connexion parfaite. Dans la pénombre de ma chambre, la trajectoire des cigognes s'afficha une nouvelle fois, noir sur blanc, sur la carte numérisée de l'Europe de l'Est. Il n'y avait qu'une nouvelle intéressante: une cigogne était parvenue en Bulgarie. Elle s'était posée dans une grande plaine, non loin de Sliven, la ville de Rajko Nicolitch.

10

«Tout change à Sofia. C'est l'heure du "grand rêve américain". Faute d'un avenir européen bien palpable, les Bulgares se tournent vers les Etats-Unis. Désormais, à Sofia, parler anglais vous ouvre toutes les portes. On dit même que les Américains ne payent plus leur visa. Un comble! Il y a encore deux ans, on surnommait la Bulgarie la seizième république d'Union soviétique.»

Marcel Minaüs parlait fort, partagé entre l'irritation et l'ironie. Il était dix heures du matin. Nous filions le long des montagnes du Balkan, sous un soleil éclatant. Les champs déployaient des couleurs inespérées: des jaunes crépitants, des bleus atténués, des verts pâles, frémissant sous la caresse de la lumière. Des villages apparaissaient, crayeux et légers avec leurs murs en

crépi.

Je conduisais selon les indications de Marcel. Il avait emmené Yeta, sa «fiancée», une curieuse Tsigane, habillée d'un faux tailleur Chanel en tissu vichy. Petite et ronde, elle n'était plus de la première jeunesse et arborait une énorme tignasse de cheveux gris, d'où jaillissait un museau pointu, aux yeux noirs. La ressemblance avec un hérisson était frappante. Elle ne parlait que le romani et se tenait à l'arrière, très sage.

Marcel vantait maintenant les mérites de Rajko Nicolitch.

– Tu ne peux pas mieux tomber, répétait-il, me tutoyant au passage. Rajko est très jeune, mais il possède des qualités exceptionnelles. D'ailleurs, il commence à participer à des colloques internationaux. Les Bulgares sont fous de rage. Rajko a refusé de se présenter sous les couleurs du pays,

– Rajko Nicolitch n'est donc pas bulgare? m'étonnai-je.

Marcel eut un petit rire sourd:

– Non, Louis. C'est un Rom – un Tsigane. Et pas des plus commodes. Il appartient à une famille de cueilleurs. Quand vient le printemps, les Roms quittent le ghetto de Sliven et partent dans les forêts, autour de la plaine. Ils collectent du tilleul, de la camomille, de la cornouille, des queues de cerises (j'ouvrais des yeux ronds, Marcel s'étonna:) Comment, tu ne sais pas? Mais les queues de cerises constituent un diurétique très connu! Seuls ces Roms (les «hommes» comme ils se désignent) connaissent les lieux où poussent ces plantes sauvages. Ils fournissent l'industrie pharmaceutique bulgare, la plus importante des pays de l'Est. Tu vas voir: ils sont incroyables. Ils se nourrissent de hérissons, de loutres, de grenouilles, d'orties, d'oseille sauvage… Tout ce que la nature leur offre, à portée de main. (Marcel s'exaltait.) Il y a au moins six mois que je n'ai pas vu Rajko!

Mon compagnon m'offrit ensuite un quart d'heure de blagues albanaises. Dans les Balkans, les Albanais sont les Belges de notre Europe occidentale: les sujets préférés d'histoires drôles mettant en scène leur naïveté, leur manque de moyens ou d'idées. Minaüs en raffolait.

– Et celle-ci, tu la connais? Un matin, une dépêche paraît dans la Pravda: «Lors de manœuvres maritimes, un grave accident a anéanti la moitié de la flotte albanaise. L'aviron gauche est détruit.» (Marcel rit dans sa barbe.) Une autre. Les Albanais lancent un programme spatial, en collaboration avec les Russes – un vol dans l'espace avec un passager animal. Ils envoient ce télégramme aux Soviétiques: «Avons chien. Envoyez fusée.»

J'éclatai de rire. Marcel ajouta

– Evidemment, par les temps qui courent, ça a beaucoup perdu. Mais les histoires albanaises restent mes préférées.

Le linguiste partit ensuite dans un long dithyrambe sur la cuisine tsigane (il caressait le projet d'ouvrir un restaurant de spécialités, à Paris). Le «clou» de cette gastronomie était le hérisson. On le chassait le soir, au bâton, puis on le gonflait afin de mieux ôter ses épines. Cuisiné avec de la zumi, une farine spécifique, puis coupé en six morceaux égaux, l'animal était, selon Marcel, un vrai délice.

– Il faut donc ouvrir l'oeil, sur la route.

– Aucune chance, répliqua Marcel d'un ton doctoral. Jamais un hérisson ne se promène de jour.

Tout à coup, comme pour mieux le contredire, l'animal épineux apparut sur le bas-côté. Marcel afficha une moue perplexe:

– Sans doute un hérisson malade. Ou une femelle enceinte.

De nouveau, j'éclatai de rire. Où étaient les froids pays de l'Est, les régimes tyranniques, la grisaille et la tristesse? Marcel semblait posséder cette magie particulière de transformer les Balkans en destination idéale, en lieux de fantaisie et de plaisir, investis d'humour et de chaleur humaine.

Mais nous parvenions dans la région de Sliven. Les routes devenaient plus étroites, plus sinueuses. Des forêts obscures se refermaient sur nous. Nous croisions maintenant des «verdines» – les roulottes des Tsiganes nomades. Sur ces carrioles brinquebalantes, des familles nous scrutaient de leurs yeux sombres. Visages noirs, cheveux en bataille, silhouettes de haillons. Ces Tsiganes-là ne ressemblaient pas à Yeta. Le temps des Roms était venu. Des vrais – ceux qui voyagent et vous chapardent, du bout des doigts, avec mépris et condescendance.

Bientôt Marcel m'indiqua un sentier, sur la droite. C'était un chemin de terre, qui descendait en contrebas de la route, pour rejoindre le cours d'un ruisseau. Nous découvrîmes une clairière dans les taillis. A travers les arbres, un campement apparut: quatre tentes de couleurs criardes, quelques chevaux, et des femmes assises dans l'herbe qui concoctaient des tresses de fleurs blanches.