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Marcel sortit de la voiture et cria quelque chose aux Romnis, de sa voix la plus chantante. Les femmes lui lancèrent un regard glacial. Marcel se tourna dans notre direction: «Il y a un problème. Attendez-moi ici.» Je vis son crâne passer à travers les feuillages, puis sa haute carrure jaillir de nouveau, près des femmes. L'une d'entre elles s'était levée et lui parlait avec animation. Elle portait un chandail couleur tournesol, moulant ses seins lâches. Son visage était brun et brut, comme taillé dans l'écorce. Sous son fichu bigarré, elle semblait ne pas avoir d'âge: juste un air de dureté intense, une violence à fleur de peau. A ses côtés, une autre Romni, plus petite, acquiesçait. Elle s'était levée, elle aussi. Son nez busqué était de travers, comme cassé par un coup de poing. De lourds anneaux d'argent pendaient à ses oreilles. Son pull turquoise était troué aux coudes. La dernière restait assise, un bébé entre les bras. Elle devait avoir quinze ou seize ans et regardait dans ma direction, les yeux frémissant sous une lourde tignasse, noire et brillante.

Je m'approchai. La femme-tournesol hurlait, désignant tour à tour les profondeurs de la forêt et la jeune mère, assise dans l'herbe. J'étais à quelques pas du groupe. La Romni s'interrompit et me dévisagea. Marcel avait pâli. «Je ne comprends pas, Louis… je ne comprends pas. Rajko est mort! Au printemps. II… il a été assassiné. Il faut aller voir le chef, Marin', dans les bois.» J'acquiesçai en sentant mon cœur cogner par saccades. Les femmes ouvrirent la route. Nous les suivîmes à travers les arbres.

Dans la forêt, l'air était plus frais. Les cimes des épicéas se balançaient dans le vent, les arbustes bruis-saient sur notre passage. A travers les espaces ajourés, les rayons du soleil voyageaient en douceur. Des millions de particules leur donnaient l'aspect velouté de la peau des pêches. Nous suivions une sorte de sentier, qui avait été tracé récemment. Les Romnis marchaient sans hésiter. Soudain, dans la hauteur de la voûte éme-raude, des voix résonnèrent. Des voix d'hommes, qui s'interpellaient à grande distance. La femme-tournesol se retourna et dit quelque chose à Marcel, qui acquiesça, tout en continuant d'avancer.

Notre première rencontre fut un jeune Rom, portant un costume de toile bleue – plutôt des lambeaux ramifiés par du gros fil. L'homme était aux prises avec un buisson inextricable d'où il prélevait une minuscule branche surmontée d'une fleur très pâle. Il parla avec Marcel puis me regarda. «Costa», dit-il. Son visage sombre était jeune, mais au moindre sourire son expression prenait la beauté ambiguë d'un couteau. Costa nous emboîta le pas. Bientôt une clairière s'ouvrit. Les hommes étaient là. Certains dormaient, ou semblaient dormir, sous leur chapeau baissé. D'autres jouaient aux cartes. Un autre trônait sur une souche. Visages de cuir, éclats d'argent aux ceintures ou aux chapeaux, puissance prête à jaillir à la moindre attaque. Au pied des arbres, des sacs de toile étaient remplis de plantes fraîchement cueillies.

Marcel s'adressa à l'homme de la souche. Ils semblaient se connaître de longue date. Après de longues palabres, Minaûs me présenta puis dit en français: «Voici Marin', le père de Mariana, celle qui a le bébé. Elle était la femme de Rajko.» La jeune fille demeurait en retrait, parmi les bosquets. Marin' me regarda. Sa peau noire était criblée de trous d'épingle, comme si on lui avait enfoncé un masque de clous. Ses yeux étaient minces, ses cheveux sinueux. Une fine moustache lui barrait la face. Il portait un blouson déchiré sous lequel on distinguait un tee-shirt sale.

Je le saluai puis m'inclinai face aux autres hommes. J'eus droit à quelques coups d'œil. Marin' s'adressa à moi, en romani. Marcel traduisit: «Il demande ce que tu veux.»

– Explique-lui que j'enquête sur les cigognes. Que je cherche à découvrir pourquoi elles ont disparu l'année dernière. Dis-lui que je comptais sur l'aide de Rajko. Les circonstances de sa mort ne me regardent pas. Mais la disparition des oiseaux comporte d'autres énigmes. Peut-être Rajko connaissait-il des hommes de l'Ouest, liés aux cigognes. Je pense qu'il avait des relations avec un certain Max Böhm.

Au fil de mes paroles, Marcel me fixait d'un air incrédule. Il ne comprenait rien à mon discours. Pourtant il traduisait, et Marin' inclinait légèrement la tête, sans me lâcher de ses yeux en fente. Le silence s'imposa. Marin' me scruta encore, une longue minute. Puis il parla. Longtemps. Posément. De cette voix caractéristique des âmes fatiguées, usées jusqu'à la corde par la cruauté des autres hommes.

– Rajko était un fouille-merde, dit Marin'. Mais il était comme mon fils. Il ne travaillait pas, et ça n'était pas grave. Il ne s'occupait pas de sa famille, et ça c'était plus grave. Mais je ne lui en voulais pas. C'était sa nature. Le monde ne le laissait pas en paix. (Marin' prit dans un sac une des fleurs:) Tu vois cette fleur? Pour nous, c'est juste un moyen de ramasser quelques leva. Pour lui, c'était une question, un mystère. Alors il étudiait, lisait, observait. Rajko était un véritable savant. Il connaissait le nom, le pouvoir de toutes les plantes, de tous les arbres. Les oiseaux, c'était la même chose. Surtout ceux qui voyagent en automne et au printemps. Comme tes cigognes. Il tenait des comptes. Il écrivait à des Gadjé, en Europe. Je crois bien que le nom que tu as dit, Böhm, était parmi eux.

Rajko était donc une autre sentinelle de Böhm. Le Suisse n'avait rien dit. J'avançais à pas d'aveugle. Marin' continuait:

– C'est pour ça que je te raconte l'histoire. Tu es du genre de Rajko – le genre qui gamberge. (Je regardais Mariana, à travers les branches. Elle se tenait à bonne distance de son père.) Mais la mort du fils n'a rien à voir avec tes oiseaux. C'est un crime raciste, qui appartient à un autre monde. Celui de la haine du Rom.

» Tout s'est passé au printemps, à la fin du mois d'avril, quand nous reprenions la route. Rajko, lui, avait ses habitudes. Dès le mois de mars, il partait à cheval et venait jusqu'ici, à la lisière de la plaine, pour guetter les cigognes. Il vivait alors seul dans la forêt. Il se nourrissait de racines, dormait dehors. Puis il attendait notre arrivée. Mais cette année, il n'y avait personne pour nous accueillir. Nous avons battu la plaine, arpenté la forêt, puis l'un d'entre nous a trouvé Rajko, dans les profondeurs des bois. Le corps était déjà froid. Les bestioles avaient commencé à le dévorer. Jamais je n'avais vu ça. Rajko était nu. Il avait la poitrine ouverte en deux, le corps lacéré partout, un bras et le sexe pratiquement coupés, des plaies en pagaille. (Mariana, légère sous les ombres des feuilles, fit un signe de croix.)

» Pour comprendre une pareille atrocité, homme, il faut remonter loin. Je pourrais t'en raconter, des histoires. On dit que nous venons de l'Inde, que nous descendons d'une caste de danseurs ou je ne sais quoi. Ce sont de belles conneries. Je vais te dire d'où nous venons: des chasses à l'homme, en Bavière, des marchés d'esclaves, en Roumanie, des camps de concentration, en Pologne, où les nazis nous ont charcutés comme de simples cobayes. Je vais te dire, homme. Je connais une vieille Romni qui a beaucoup souffert pendant la guerre. Les nazis l'ont stérilisée. La femme a survécu. Il y a quelques années, elle a appris que le gouvernement allemand donnait de l'argent aux victimes des camps de la mort. Pour toucher la pension, il fallait juste passer une visite médicale – prouver tes souffrances, en quelque sorte. La femme est allée au dispensaire le plus proche, pour passer une visite médicale et obtenir le certificat. Là-bas, la porte s'est ouverte et qui est apparu? Le docteur qui l'avait opérée dans les camps. L'histoire est vraie, homme. Ça s'est passé à Leipzig, il y a quatre ans. La femme, c'était ma mère. Elle est morte peu après, sans avoir touché un sou.