Sofia est bâtie au creux d'une vallée. Autour, quand vient le soir, les montagnes prennent une tendre couleur bleue. La ville au contraire, rouge et brune, semble se concentrer sur elle-même. Dressée, tourmentée, fantasque, avec ses constructions sanguines et ses murailles crayeuses, Sofia m'apparaissait comme une cité d'orgueil, au cœur des Balkans. J'étais surpris par sa vivacité, sa diversité, qui ne coïncidait pas avec les clichés misérabilistes des pays de l'Est. La ville avait bien sûr son compte d'immeubles gris, de stations à essence embouteillées, de magasins vides, mais elle était aussi claire et aérée, pleine de douceur et de folie. Son relief impromptu, ses tramways orange, ses boutiques bigarrées lui donnaient une allure de Luna-Park étrange, où les attractions auraient oscillé entre rire et inquiétude.
Marcel me rejoignit sur la terrasse.
– Ça va mieux? demanda-t-il en me tapant sur l'épaule.
– Ça va.
Il éclata d'un rire nerveux:
– Ce n'est pas avec toi que je monterais mon restaurant tsigane.
– Désolé, Marcel, répondis-je. J'aurais dû te prévenir. Le moindre steak me fait déguerpir.
– Végétarien?
– Plutôt, oui.
– Ce n'est pas grave. (Il balaya d'un regard la ville éclairée, puis répéta:) Ce n'est pas grave. Moi non plus je n'avais pas faim. Ce restaurant n'était pas une bonne idée.
Il se tut quelques instants.
– Rajko était un ami, Louis. Un pur et tendre ami, un jeune homme merveilleux qui connaissait mieux que personne la forêt et repérait les bons coins pour chaque plante. C'était le cerveau des Nicolitch. Il jouait un rôle essentiel dans leurs cueillettes.
– Pourquoi n'avais-tu pas vu Rajko depuis six mois? Pourquoi personne ne t'a-t-il prévenu de sa disparition?
– Au printemps dernier, j'étais en Albanie. Une terrible famine se prépare là-bas. Je tente de sensibiliser les pouvoirs français. Quant à Marin' et aux autres, pourquoi m'auraient-ils averti? Ils étaient terrifiés. Et après tout, je ne suis qu'un Gadjo.
– Sur la mort de Rajko, tu as ton idée?
Marcel haussa les épaules. Il marqua un temps, comme pour mieux rassembler ses pensées.
– Je n'ai pas d'explication. L'univers des Roms est un univers de violence. D'abord entre eux. Ils ont le couteau facile, le coup de poing plus facile encore. Ils ont une mentalité de petites frappes. Mais la plus terrible violence vient de l'extérieur. C'est celle des Gadjé. Inlassable, insidieuse. Une violence qui les traque par tout, les pourchasse depuis des siècles. J'ai connu tant de bidonvilles aux abords des grandes villes de Bulgarie, de Yougoslavie, de Turquie. Des baraques agglutinées, dans la boue, où survivent des familles sans métier ni avenir, en lutte contre un racisme sans trêve. Parfois ce sont des attaques directes, violentes. D'autres fois, le système est plus raffiné. Il s'agit de lois et de mesures légales. Mais le résultat est toujours le même:les Roms, dehors! Toutes les exclusions auxquelles j'ai assisté, à coups de flics, de bulldozers, d'incendies… J'ai vu des enfants mourir ainsi, Louis, dans les décombres de baraques, dans les flammes des caravanes. Les Roms, c'est la peste, la maladie à honnir. Alors, qu'est-il arrivé à Rajko? Franchement, je ne sais pas. C'est peut-être un crime raciste. Ou un avertissement pour chasser les Roms de la région. Ou même une stratégie pour jeter le discrédit sur eux. Dans tous les cas, Rajko a été la victime innocente d'une sale histoire.
J'enregistrai ces informations. Après tout, cette «sale histoire» n'avait peut-être aucun rapport avec Max Böhm et ses énigmes. Je changeai de thème:
– Que penses-tu de Monde Unique?
– Les toubibs du ghetto? Ils sont parfaits. Compré-hensifs et dévoués. C'est la première fois qu'on vient véritablement en aide aux Roms de Bulgarie.
Marcel se tourna vers moi:
– Mais toi, Louis, que fais-tu dans cette histoire? Es-tu vraiment ornithologue? Quelle est cette grave affaire dont tu as parlé à Marin'? Et que viennent faire les cigognes là-dedans?
– Je n'en sais rien moi-même. Je t'ai caché quelque chose, Marceclass="underline" c'est Max Böhm qui m'a payé pour suivre les cigognes. Entre-temps cet homme est mort et, depuis sa disparition, les mystères s'accumulent. Je ne peux t'en dire plus, mais une chose est sûre: l'ornithologue n'était pas clair.
– Pourquoi as-tu accepté ce boulot?
– Je sors de dix ans d'études acharnées, qui m'ont écœuré à jamais de toute préoccupation intellectuelle. Durant dix années, je n'ai rien vu, rien vécu. Je voulais en finir avec cette masturbation de l'esprit, qui laisse au ventre un vide terrible, une faim d'existence à se frapper la tête contre les murs. C'était devenu pour moi une obsession. Rompre ma solitude, connaître l'inconnu, Marcel. Quand le vieux Max m'a proposé de traverser l'Europe, le Proche-Orient, l'Afrique pour suivre des cigognes, je n'ai pas hésité un seul instant.
Yeta nous rejoignit. Elle s'impatientait. Le garçon refusait de la servir. Finalement, aucun d'entre nous n'avait dîné. Dans l'obscurité naissante, le ciel roulait des profondeurs de laine sombre.
– Rentrons, dit Marcel. Un orage se prépare.
Ma chambre était anonyme, la lumière anémique. Le tonnerre craquait dehors, sans que la pluie ne daigne venir. La chaleur était suffocante et il n'y avait pas d'air conditionné. Cette température était une surprise. J'avais toujours imaginé les pays de l'Est dans une froideur lugubre, en mal de chauffage et de chapkas.
A vingt-deux heures trente, je consultai les données Argos. Les deux premières cigognes de Sliven niaient déjà en direction du Bosphore. Les localisations indiquaient qu'elles s'étaient posées le soir même, à dix-huit heures quinze, à Svilengrad, près de la frontière turque. Une autre cigogne était parvenue à Sliven ce soir. Les autres, imperturbablement, suivaient. J'observai aussi l'autre route, celle de l'Ouest: les huit cigognes qui avaient emprunté la voie de l'Espagne, du Maroc… La plupart d'entre elles avaient déjà dépassé le détroit de Gibraltar et volaient en direction du Sahara.
L'orage grondait toujours. Je m'allongeai sur mon lit, coupai la lumière et allumai la veilleuse. Alors seulement, j'ouvris le cahier de Rajko.
C'était un véritable hymne à la cigogne. Rajko notait tout: les passages des oiseaux, le nombre de nids, de petits, d'accidents… Il dressait des moyennes, s'efforçait de mettre en valeur des systèmes. Son carnet était criblé de colonnes, d'arabesques chiffrées, qui n'auraient pas déplu à Max Böhm. Il notait aussi, en marge, ses commentaires, dans un anglais maladroit. Des réflexions sérieuses, amicales, humoristiques. Il avait donné des surnoms aux couples qui nichaient à Sliven, livrant leur explication dans un index. Je découvris ainsi les «Cendres d'argent», qui nichaient sur un tapis de mousse; les «Becs de charme», dont le mâle avait un bec asymétrique; les «Printemps pourpre», qui s'étaient installés lors d'un crépuscule rougeoyant.
Rajko ponctuait également ses observations de schémas techniques, d'études anatomiques. D'autres croquis détaillaient les différents modèles de bagues: français, allemand, hollandais et, bien sûr, ceux de Böhm. A côté de chaque dessin, Rajko avait inscrit la date et le lieu d'observation. Un détail me frappa: les cigognes dotées de deux bagues portaient deux modèles différents. La bague indiquant la date de leur naissance était fine et d'un seul tenant. Celle que Böhm avait placée ensuite était plus épaisse, et semblait s'ouvrir comme une tenaille. Je partis chercher les photographies et observai les pattes des volatiles. Rajko avait vu juste. Il ne s'agissait pas des mêmes bagues. Je méditai sur ce détail. Les inscriptions des anneaux étaient en revanche identiques: date et lieu de la pose, rien de plus.