Dehors, la pluie s'était enfin déclarée. J'ouvris les fenêtres et laissai entrer ces grands soupirs de fraîcheur. Sofia, au loin, étendait ses lumières, comme une galaxie perdue dans une tempête d'argent. Je revins à ma lecture.
Les dernières pages étaient consacrées aux cigognes de 1991. C'était l'ultime printemps de Rajko. Au fil des mois de février et de mars, Rajko avait remarqué, comme Joro, que les cigognes de Böhm ne revenaient pas. Comme Joro, il avait supposé que cette absence tenait au fait que ces oiseaux avaient été blessés ou malades. Rajko n'avait rien de plus à me dire. Je suivis ses dernières journées au fil de son journal. Au 22 avril, la page était blanche.
13
– Le nomadisme des Tsiganes, au fil de l'histoire, apparaît plutôt comme une conséquence des persécutions, du racisme inlassable des Gadjé.
A six heures du matin, dans l'aube filandreuse de la campagne bulgare, Marcel discourait déjà, pendant que je conduisais:
– Les Tsiganes restés voyageurs sont les plus pauvres, les plus malheureux. A chaque printemps, ils prennent la route, rêvant d'une maison vaste et chauffée. Parallèlement, et c'est là tout le paradoxe, ce nomadisme reste ancré dans la culture tsigane. Même les Roms sédentaires continuent, ponctuellement, à voyager. C'est ainsi que les hommes rencontrent leurs épouses, que les familles s'associent. Cette tradition transcende le déplacement physique. C'est un état d'esprit, un mode de vie. La maison d'un Rom est toujours conçue comme une tente: une grande pièce, élément essentiel de la vie communautaire, où les aménagements, les ornements, les objets rappellent la décoration d'une roulotte.
A l'arrière, Yeta dormait. Nous étions le 31 août. Plus que seize heures à passer en Bulgarie. Je tenais à retourner à Sliven, pour interroger de nouveau Marin' et consulter les journaux locaux des 23 et 24 avril 1991. Si la police avait classé l'affaire, peut-être les journalistes avaient-ils, sur l'instant, découvert quelques détails. Je ne croyais pas tellement à ces coups d'épingle, mais ces démarches allaient m'occuper jusqu'à mon entrevue avec le Dr Djuric, en fin d'après-midi. Par ailleurs, je voulais cueillir les cigognes à leur réveil, le long de la grande plaine.
Notre visite aux journaux ne m'apprit rien. Les articles évoquant l'affaire Rajko ne constituaient qu'un torrent de propos racistes. Markus Lasarevitch avait raison: la mort de Rajko avait frappé les esprits.
L’Atkitno soutenait la thèse du règlement de comptes entre Roms. Selon l'article, deux clans de Tsiganes cueilleurs s'étaient affrontés pour un terrain. Le texte s'achevait en forme de réquisitoire contre les Roms, rappelant plusieurs scandales qui avaient secoué Sliven ces derniers mois, et où les Tsiganes jouaient un rôle central. Le crime de Rajko était donc une apothéose. On ne pouvait laisser les forêts devenir des territoires de guerre, dangereux pour les paysans bulgares, et surtout pour leurs enfants qui s'y promenaient. Marcel, tout en traduisant l'article, voyait rouge.
Le Koutba, principal journal de l'UDF – le parti de l'opposition -, exploitait plutôt le filon de la superstition. L'article insistait sur l'absence d'indices. Et déroulait une sarabande de suppositions fondées sur la magie, la sorcellerie. Ainsi, Rajko avait sans doute commis une «faute». Pour le punir, son cœur avait été arraché puis offert à la cruauté de quelque rapace. L'article concluait par une mise en garde, aux accents apocalyptiques, adressée aux habitants de Sliven contre les Tsiganes, véritable vermine diabolique.
Quant à L'Union des chasseurs, l'article, assez bref, se contentait de dresser un historique de la cruauté des Roms. Maisons incendiées, crimes, vols, bagarres et autres brigandages étaient décrits sur un ton indifférent, jusqu'à l'affirmation du cannibalisme des Tsiganes. Pour étayer cela, le rédacteur invoquait un fait divers survenu en Hongrie, au XIXe siècle, où des Tsiganes avaient été accusés d'anthropophagie.
– Ce qu'ils ne disent pas, tonna Marcel, c'est que les Roms furent lavés de ces accusations. Trop tard, d'ailleurs, puisque plus de cent Tsiganes avaient été lynchés au fond des marécages.
C'en était trop. Minaüs se mit à rugir dans la vieille imprimerie. Il appela à cor et à cri le rédacteur en chef, commença à faire voler des liasses de papier, renversa l'encre, secoua le vieil homme qui nous avait permis de consulter les archives. Je parvins à raisonner Marcel. Nous sortîmes. Yeta trottinait derrière nous, ne comprenant rien.
A proximité de la gare de Sliven, je repérai une buvette en préfabriqué et proposai un café turc. Durant une demi-heure, Marcel bougonna en romani puis, enfin, se calma. Derrière nous, des Tsiganes grignotaient des amandes, dans un silence de fauves. Minaüs ne put résister. Il leur adressa la parole, dans son romani des grands jours. Les Roms sourirent, puis répondirent. Bientôt, Marcel éclata de rire. Sa belle humeur perçait de nouveau. Il était dix heures. Je proposai à mon compagnon de changer d'horizon et de battre la campagne, en quête de cigognes. Marcel accepta avec entrain. Je commençais à mieux comprendre sa personnalité: Minaüs était un nomade, dans l'espace mais aussi dans le temps. Il vivait exclusivement dans le présent. D'un instant à l'autre, la différence dans son esprit était nette, radicale.
Nous traversâmes d'abord des vignobles. Des cohortes de Romnis cueillaient le raisin, courbées sur les plantations tortueuses. Les lourds parfums du fruit flottaient dans l'air. A notre passage, les femmes se levaient et nous saluaient. Toujours les mêmes visages, sombres et mats. Toujours les mêmes hardes, vives et colorées. Certaines d'entre elles avaient les ongles vernis, d'un rouge écarlate. Puis ce fut l'immense plaine, déserte, où se dressait de temps à autre un arbre en fleur. Mais, le plus souvent, seules des traînées marécageuses se découpaient, noires et brillantes, parmi les herbes vives.
Soudain, une longue crête blanchâtre se découpa sur le paysage. «Les voilà», murmurai-je. Marcel prit mes jumelles et les braqua en direction du groupe. Aussitôt il ordonna: «Prends cette route», en indiquant un sentier sur la droite. Je braquai dans les sillons boueux.
Nous roulâmes lentement vers les cigognes. Plusieurs centaines se tenaient là. Engourdies, silencieuses, droites sur une patte. «Eteins le moteur», chuchota Marcel. Nous sortîmes, avançâmes. Quelques oiseaux frémirent, battirent des ailes, puis s'envolèrent. Nous stoppâmes. Trente secondes. Une minute. Les oiseaux reprirent leur rythme, picorant la terre, avançant de leur démarche délicate. Nous fîmes de nouveau quelques pas. Les volatiles étaient à trente mètres. Marcel dit: «Arrêtons-nous. Nous ne pourrons faire mieux.» Je repris mes jumelles et observai les cigognes: aucune n'était baguée.
La matinée s'acheva dans la clairière de Marin'. Les Roms furent plus accueillants. J'appris le nom des femmes: Sultana, la femme de Marin', géante au chandail tournesol, Zainepo, au nez brisé, femme de Mermet, Katio, mains sur les hanches, tignasse rousse, épouse de Costa. Mariana, la veuve de Rajko, dorlotait Denke, son nourrisson de trois mois. Le soleil s'était levé. Une effervescence montait des herbages, orchestrée par le tourbillon des insectes.
– Je voudrais parler avec celui qui a découvert le corps, dis-je enfin.
Marcel grimaça. Pourtant, il traduisit ma requête. Marin', à son tour, me toisa avec dégoût et appela Mermet. C'était un colosse à peau brune, au visage aigu, enfoui sous des mèches luisantes. Le Rom n'avait aucune envie de bavarder. Il arracha une brindille puis se mit à la mâchonner, l'air absent, en susurrant quelques mots.
– Il n'y a rien à dire, traduisit Marcel. Mermet a découvert Rajko dans les bois. Toute la famille battait la campagne, à sa recherche. Mermet s'est aventuré dans un coin où personne ne va jamais. On dit qu'il y a des ours. Et il a trouvé le corps.