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J'attendais maintenant. Et je songeais aux derniers mois de mon existence – ces deux mois de ferveur et d'oiseaux, qui s'achevaient en forme d'oraison funèbre.

J'étais alors un jeune homme correct sous tous rapports. A trente-deux ans, je venais d'obtenir un doctorat d'histoire. Le résultat de huit années d'efforts, à propos du «concept de culture chez Oswald Spengler». Lorsque j'avais achevé ce lourd pavé de mille pages, totalement inutile sur le plan pratique, et plutôt harassant sur le plan moral, je n'avais plus qu'une idée: oublier les études. J'étais fatigué des livres, des musées, des films d'art et essai. Fatigué de cette existence par procuration, des chimères de l'art, des nimbes des sciences humaines. Je voulais passer à l'acte, mordre dans l'existence.

Je connaissais de jeunes médecins qui s'étaient lancés dans l'aide humanitaire, ayant une «année à perdre» – c'est ainsi qu'ils s'exprimaient. Des avocats en herbe qui avaient arpenté l'Inde et goûté au mysticisme, avant d'embrasser leur carrière. Moi, je n'avais aucun métier en vue, aucun goût pour l'exotisme ni le malheur des autres. Alors, encore une fois, mes parents adoptifs étaient venus à ma rescousse. «Encore une fois», parce que, depuis l'accident qui avait coûté la vie à mon frère et à mes parents, vingt-cinq ans auparavant, ce couple de vieux diplomates m'avait toujours offert ce dont j'avais besoin: d'abord la compagnie d'une nourrice, durant mes jeunes années, puis une pension conséquente, qui m'avait permis d'affecter un réel détachement face aux vissicitudes de l'argent.

Donc, Georges et Nelly Braesler m'avaient suggéré de contacter Max Böhm, un de leurs amis suisses, qui recherchait quelqu'un dans mon genre. «Dans mon genre?» avais-je demandé, tout en prenant l'adresse de Böhm. On m'avait répondu qu'il y en aurait sans doute pour quelques mois. On veillerait plus tard à me trouver une véritable situation.

Ensuite, les choses avaient pris un tour inattendu. Et la première rencontre avec Max Böhm, équivoque et mystérieuse, restait imprimée, en détail, dans ma mémoire.

Ce jour-là, le 17 mai 1991, vers seize heures, je parvins au 3, rue du Lac, après avoir longuement déambulé dans les rues serrées des hauteurs de Montreux. Au détour d'une place, ponctuée de lanternes moyenâgeuses, je découvris un chalet, dont la porte de bois massif indiquait: «Max Böhm». Je sonnai. Une longue minute passa, puis un homme d'une soixantaine d'années, tout d'un bloc, m'ouvrit avec un large sourire. «Vous êtes Louis Antioche?» demanda-t-il. J'acquiesçai et pénétrai chez M. Böhm.

L'intérieur du chalet ressemblait au quartier. Les pièces étaient étroites et alambiquées, flanquées de recoins, d'étagères et de rideaux qui, visiblement, ne cachaient aucune fenêtre. Le sol était ponctué de nombreuses marches et d'estrades. Böhm écarta une tenture et m'invita à descendre à sa suite, dans un profond sous-sol. Nous pénétrâmes dans une pièce aux murs blanchis, meublée seulement d'un bureau en bois de chêne, sur lequel trônaient une machine à écrire et de nombreux documents. Au-dessus, étaient suspendues une carte de l'Europe et de l'Afrique, et de multiples gravures d'oiseaux. Je m'assis. Böhm me proposa du thé. J'acceptai avec plaisir (je ne bois, exclusivement, que du thé). En quelques gestes rapides, Böhm sortit un thermos, des tasses, du sucre et des citrons. Pendant qu'il s'affairait, je l'observai plus attentivement.

Il était petit, massif et ses cheveux, coupés en brosse, étaient absolument blancs. Son visage rond était barré d'une courte moustache, blanche elle aussi. Sa corpulence lui donnait un air renfrogné et des gestes lourds, mais sa figure respirait une étrange bonhomie. Ses yeux surtout, plissés, semblaient toujours sourire.

Böhm servit le thé, avec précaution. Ses mains étaient épaisses, ses doigts sans grâce. «Un homme des bois», pensai-je. Il planait aussi chez lui quelque chose de vaguement militaire – un passé de guerre ou d'activités brutales. Enfin il s'assit, croisa ses mains et commença d'une voix douce:

– Ainsi, vous êtes de la famille de mes vieux amis, les Braesler.

Je m'éclaircis la gorge:

– Je suis leur fils adoptif.

– J'ai toujours pensé qu'ils n'avaient pas d'enfants.

– Ils n'en ont pas. Je veux dire: naturels. (Böhm ne disant rien, je repris:) Mes vrais parents étaient des amis intimes des Braesler. Lorsque j'avais sept ans, un incendie a tué ma mère, mon père et mon frère. Je n'avais pas d'autre famille. Georges et Nelly m'ont adopté.

– Nelly m'a parlé de vos aptitudes intellectuelles.

– Je crains qu'elle n'ait un peu exagéré dans ce sens. (J'ouvris mon cartable.) Je vous ai apporté un curricu-lum vitae.

Böhm écarta la feuille du plat de la main. Une main énorme, puissante. Une main à casser les poignets, comme ça, avec deux doigts. Il répliqua:

– J'ai toute confiance dans le jugement de Nelly. Vous a-t-elle parlé de votre «mission»? Vous a-t-elle prévenu que l'affaire concernait quelque chose de très particulier?

– Nelly ne m'a rien dit.

Böhm se tut et me scruta. Il semblait épier la moindre de mes réactions.

– A mon âge, l'oisiveté porte à quelques lubies. Mon attachement pour certains êtres s'est considérablement approfondi.

– De qui s'agit-il? demandai-je.

– Ce ne sont pas des personnes.

Böhm se tut. De toute évidence, il aimait le suspense. Enfin, il murmura:

– Il s'agit de cigognes.

– De cigognes?

– Voyez-vous, je suis un ami de la nature. Depuis quarante ans, les oiseaux m'intéressent. Lorsque j'étais jeune, je dévorais les livres d'ornithologie, je passais des heures en forêt, jumelles au poing, à observer chaque espèce. La cigogne blanche occupait une place particulière dans mon cœur. Je l'aimais avant tout parce qu'elle est un fantastique oiseau migrateur, capable de parcourir plus de vingt mille kilomètres chaque année. A la fin de l'été, quand les cigognes s'envolaient en direction de l'Afrique, je partais moi aussi, de toute mon âme, avec elles. D'ailleurs, plus tard, j'ai choisi un travail qui m'a permis de voyager et de suivre ces oiseaux. Je suis ingénieur, monsieur Antioche, dans les travaux publics, maintenant à la retraite. Toute ma vie je me suis débrouillé pour partir sur de grands chantiers, au Moyen-Orient, en Afrique, sur la route des oiseaux. Aujourd'hui, je ne bouge plus d'ici mais j'étudie toujours la migration. J'ai écrit plusieurs livres sur ce sujet.

– Je ne connais rien aux cigognes. Qu'attendez-vous de moi?

– J'y viens. (Böhm but une lampée de thé.) Depuis que je suis à la retraite, ici, à Montreux, les cigognes se portent à merveille. Chaque printemps, mes couples reviennent et retrouvent, précisément, leur nid. C'est réglé, comme du papier à musique. Or, cette année, les cigognes de l'Est ne sont pas revenues.

– Que voulez-vous dire?

– Sur les sept cents couples migrateurs recensés en Allemagne et en Pologne, moins d'une cinquantaine sont apparus dans le ciel, en mars et en avril. J'ai attendu plusieurs semaines. Je me suis même rendu sur place. Mais il n'y a rien eu à faire. Les oiseaux ne sont pas revenus.

L'ornithologue me parut tout à coup plus vieux et plus solitaire. Je demandai:

– Avez-vous une explication?

– Il y a peut-être là-dessous une catastrophe écologique. Ou l'effet d'un nouvel insecticide. Ce ne sont là que des «peut-être». Et je veux des certitudes.

– Comment puis-je vous aider?

– Au mois d'août prochain, des dizaines de cigo-gneaux vont partir, comme chaque année, emprunter leur voie migratoire. Je veux que vous les suiviez. Jour après jour. Je veux que vous parcouriez, exactement, leur itinéraire. Je veux que vous observiez toutes les difficultés qu'ils vont rencontrer. Que vous interrogiez les habitants, les forces de police, les ornithologues locaux. Je veux que vous découvriez pourquoi mes cigognes ont disparu.