– Où exactement? Dans des taillis? Une clairière?
Marcel traduisit ma question. Mermet répondit. Minaüs reprit la parole:
– Dans une clairière. L'herbe était très courte, comme aplatie.
– Sur cette herbe, il n'y avait aucune trace?
– Aucune.
– Et aux alentours, pas de marques? De pas? De pneus?
– Non. La clairière est loin dans la forêt. Pas d'accès pour une voiture.
– Et le corps? continuai-je. Comment était le corps? Rajko semblait s'être débattu?
– Difficile à dire, répondit Marcel après avoir écouté Mermet. Il était allongé, les bras le long du torse. Sa peau était tailladée en tout sens. Ses entrailles jaillissaient d'une fente brunâtre, qui commençait ici (Mermet se frappait le cœur). C'est son visage qui était bizarre. Il semblait coupé en deux. Des yeux grands ouverts. Tout blancs. Pleins de peur. Et puis une bouche fermée, apaisée, aux lèvres calmes.
– C'est tout? Rien d'autre de frappant?
– Non.
Mermet se tut quelques secondes, mâchouillant toujours son brin d'herbe, avant d'ajouter:
– La veille, il devait y avoir eu une sacrée tempête. Parce que, dans ce coin-là, tous les arbres étaient couchés, les feuillages aux quatre cents coups.
– Dernière question: Rajko ne t'avait parlé de rien, d'une découverte qu'il aurait effectuée? Il ne semblait pas redouter quelque chose?
Mermet, par la voix de Marcel, eut le mot de la fin:
– Personne ne l'avait vu depuis deux mois.
Je notai ces détails dans mon carnet, puis remerciai Mermet. Il hocha la tête, légèrement. Il avait l'air d'un loup à qui l'on propose une assiette de lait. Nous revînmes au campement. Les enfants insistèrent pour diffuser sur le lecteur de la voiture quelques-unes de leurs cassettes. En un éclair, la Volkswagen, portières ouvertes, se métamorphosa en un orchestre tsigane, où clarinette, accordéon et tambours se livraient à une course trépidante. J'étais plutôt surpris. Comme tout le monde, je pensais que la musique tsigane était tissée de violons et de langueurs. Cette stridence avait plutôt le caractère obsédant d'une danse de derviches.
Sultana nous offrit du café turc: un jus amer qui flottait sur du marc. Je goûtai le breuvage du bout des lèvres. Marcel le but par petites lampées, en connaisseur, discutant vivement avec la femme-tournesol. Il me sembla qu'il parlait du café, de recettes, de méthodes. Ensuite, il renversa sa tasse et attendit quelques minutes. Enfin, il en scruta le fond d'un œil expert puis le commenta, aidé de Sultana. Je compris qu'ils s'entretenaient de la meilleure façon de lire dans le marc.
Quant à moi, je lançais des sourires, un peu au hasard, l'esprit agité. Pour Marin' et les autres, la mort de Rajko appartenait au passé (Marcel m'avait expliqué qu'au bout d'une année, le nom du mort est libéré: on peut alors le donner à un nouveau-né, organiser un banquet et dormir en paix, car désormais l'esprit du disparu cesse de tourmenter les rêves de ses frères). Pour moi, au contraire, cette disparition pulvérisait le présent. Et sans doute plus encore le futur.
A quatorze heures, les nuages étaient de retour. Il fallait partir pour cueillir Milan Djuric en fin d'après-midi, à Sofia. Nous saluâmes la kumpania et partîmes sous les sourires et les embrassades.
Sur la route, nous croisâmes les faubourgs de Sliven. Des bidonvilles poussiéreux, traversés par des sentiers de terre, où gisaient çà et là des cadavres de voitures. Je ralentis. «J'ai beaucoup d'amis ici, dit Marcel. Mais je préfère t'épargner cela. Allons.» Sur le bord de l'asphalte, des enfants saluèrent notre passage: «Gadjé, Gadjé, Gadjé!» Ils marchaient pieds nus. Leurs visages étaient sales et des croûtes de crasse saillaient dans leurs cheveux. J'accélérai. Au bout d'un moment, je rompis le silence:
– Marcel, dis-moi une chose: pourquoi les enfants roms sont-ils si sales?
– Ce n'est pas de la négligence, Louis. C'est une vieille tradition. Selon les Roms, un enfant est si beau qu'il peut attirer la jalousie des adultes, toujours prêts à jeter le mauvais œil. Alors on ne les lave jamais. C'est une sorte de déguisement. Pour masquer leur beauté et leur pureté aux yeux des autres.
14
Durant le retour, Marcel me parla de Milan Djuric.
– C'est un drôle de type, dit-il. Un Tsigane solitaire. Personne ne sait d'où il vient exactement. Il parle parfaitement le français. On dit qu'il a suivi ses études de médecine à Paris. Il est apparu dans les Balkans dans les années soixante-dix. Depuis cette époque, Djuric sillonne la Bulgarie, la Yougoslavie, la Roumanie, l'Albanie et donne des consultations gratuites. Il soigne les Roms avec les moyens du bord. Il allie la médecine moderne aux connaissances botaniques des Tsiganes. Il a sauvé ainsi plusieurs femmes de graves hémorragies. Elles avaient été stérilisées en Hongrie ou en Tchécoslovaquie. Pourtant, Djuric a été accusé de pratiquer des avortements clandestins. Il a même été condamné à deux reprises, je crois. Purs mensonges. Aussitôt sorti de prison, Djuric a repris ses tournées. Dans le monde des Roms, Djuric est une célébrité, presque un mythe. On lui prête des pouvoirs magiques. Je te conseille d'aller le voir seul. Peut-être parlera-t-il à un Gadjo. Deux, ce serait trop.
Une heure plus tard, vers dix-huit heures, nous parvenions aux abords de Sofia. Nous traversâmes d'abord des quartiers délabrés, bordés de tranchées profondes, puis longeâmes des terrains vagues où des Tsiganes campaient et s'acharnaient à vivre. Leurs tentes détrempées semblaient près de s'engloutir dans les allu-vions. Image dérisoire: des fillettes romnis, portant de larges pantalons d'étoffe, à l'orientale, suspendaient du linge dans cette apocalypse de pluie et de boue. Regards écorchés. Sourires furtifs. Une nouvelle fois, la beauté et l'orgueil du peuple rom me frappaient au cœur.
Je pris le boulevard Lénine et déposai Marcel et Yeta place Naradno-Sabranie. Le couple possédait un deux pièces à proximité. Marcel voulut m'expliquer où habitait Milan Djuric. Il sortit un vieux calepin et commença à noircir une page entière de schémas, ajoutant des inscriptions cyrilliques. «Tu ne peux pas te tromper», dit-il en m'abreuvant de noms de rues, de détours, de détails inutiles. Enfin il inscrivit l'adresse exacte de Djuric, en caractères latins. Marcel et Yeta tenaient à m'accompagner à la gare. Nous nous donnâmes rendez-vous à vingt heures, ici même.
Je regagnai le Sheraton, bouclai mon sac et réglai la note, en plusieurs liasses épaisses de leva. Je m'enquis d'éventuels messages. A dix-huit heures trente, je roulais de nouveau dans les rues de Sofia la douce.
J'empruntai, encore une fois, le boulevard Rouski, puis tournai à gauche pour rejoindre l'avenue du Général-Vladimir-Zaïmov. Les enseignes lumineuses serpentaient dans les flaques. Je parvins au sommet d'une colline. En contrebas, s'étendait une véritable forêt. «Tu traverses le parc», avait dit Marcel. Je parcourus ainsi plusieurs kilomètres, dans des bois inextricables. Je découvris des cités tristes, le long d'un boulevard grisâtre. Je repérai enfin ma rue. Je tournai, hésitai, claquant mon châssis sur la chaussée défoncée, puis sillonnai en long et en large des immeubles anonymes. Le docteur habitait le bâtiment 3 C. Nulle part je ne trouvai le chiffre. Je montrai mon carnet à des enfants roms qui jouaient sous la pluie. Ils m'indiquèrent l'immeuble, situé juste en face de moi, en éclatant de rire.
A l'intérieur, la chaleur redoubla. Des odeurs de friture, de chou et d'ordures saturaient l'atmosphère. Au fond, deux hommes trituraient la porte de l'ascenseur. Des colosses en sueur, dont les muscles luisaient sous la lueur crue d'une lampe électrique. «Dr Djuric?», demandai-je. Ils m'indiquèrent le chiffre 2. Je montai d'un bond les étages et vis la plaque du médecin. Un vacarme d'enfer battait derrière la porte. Je sonnai. Plusieurs fois. On vint m'ouvrir. La musique me bondit aux tympans. Une femme, très ronde et très brune, se tenait devant moi. Je répétai mon nom et celui de Djuric. Elle finit par me laisser entrer puis m'abandonna dans un couloir exigu, parmi de forts effluves d'ail et une armée de chaussures. J'ôtai mes Dockside et attendis, le visage baigné de sueur.