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J'insistai:

– Le fait que le donneur ait été conscient rend-il le cœur inutilisable? Je veux dire: les spasmes de la souffrance ont-ils pu anéantir les fonctions de l'organe?

– Vous êtes tenace, Antioche. Mais paradoxalement, non. La douleur, même extrême, n'abîme pas le cœur. Dans ce cas, l'organe bat très vite, s'affole et n'irrigue plus le corps. Il demeure pourtant en bon état. Ici, hormis le sadisme de l'acte, c'est l'absurdité technique qui est incompréhensible. Pourquoi opérer un corps vibrant, tressautant, lorsqu'une anesthésie apporte l'immobilité requise?

Je changeai de direction:

– Pensez-vous qu'un tel crime ait pu être effectué par un Bulgare?

– Aucune chance.

– Et l'hypothèse d'un règlement de comptes entre Roms, comme je l'ai lu dans les journaux?

Djuric haussa les épaules. La fumée voyageait entre nous.

– Ridicule. Beaucoup trop raffiné pour des Roms. Dans toute la Bulgarie, je suis leur seul docteur. Par ailleurs, il n'y a aucun mobile. Je connaissais Rajko. Il vivait en toute pureté.

– Pureté?

– Il vivait «à la rom». De l'exacte façon dont doit vivre un Rom. Dans notre culture, l'existence quotidienne est régentée par un ensemble de lois, un code d'attitudes très strict. Dans ce réseau de règles et d'interdits, la pureté est une notion centrale. Rajko était fidèle à nos lois.

– Il n'y avait donc aucune raison de tuer Rajko?

– Aucune.

– Ne pouvait-il avoir découvert quelque chose de dangereux?

– Qu'aurait-il pu découvrir? Rajko ne se préoccupait que de plantes et d'oiseaux.

– Justement.

– Vous faites allusion à vos cigognes? Balivernes. Dans aucun pays on ne tuerait quelqu'un pour quelques oiseaux. Et surtout pas de cette façon.

Djuric avait raison. Cette soudaine violence ne cadrait pas avec les cigognes. Nous étions plutôt dans le registre des photographies de Max Böhm ou du mystère de son cœur. Le nain se passa la main dans les cheveux. Ses mèches argentées ressemblaient aux cheveux synthétiques d'une poupée. Ses tempes luisaient de sueur. Il vida son verre puis le posa brutalement, en signe de conclusion. Je glissai une dernière question:

– Les équipes de Monde Unique étaient dans la région, au mois d'avril?

– Je crois.

– Ces hommes disposaient du matériel dont vous parlez.

– Vous faites fausse route, Antioche. Les gens de Monde Unique sont de braves types. Ils ne comprennent rien aux Roms mais ils sont dévoués. N'allez pas promener vos soupçons dans tous les coins. Vous n'y récolterez rien.

– Quel est votre point de vue?

– Le meurtre de Rajko est une énigme totale. Aucun témoin, aucune trace, aucun mobile. Sans compter la perfection de la technique. Après l'autopsie, j'ai songé au pire. J'ai cru à une machination raciste qui aurait visé particulièrement les Tsiganes. J'ai pensé: Le temps du nazisme est revenu. D'autres crimes vont être commis. Mais non. Depuis le mois d'avril, rien n'est arrivé. Ni ici, ni autre part dans les Balkans. J'en suis soulagé. Et j'ai décidé de passer ce meurtre dans nos pertes et profits.

» Je dois vous paraître cynique. Mais vous n'avez aucune idée du quotidien des Roms. Notre passé, notre présent, notre avenir ne sont que persécutions, manifestations hostiles, négation. J'ai beaucoup voyagé, Antioche. Partout j'ai rencontré la même haine, la même crainte du nomade. Je lutte contre cela. J'allège les souffrances de mon peuple, dans la mesure du possible. Paradoxalement, le fait d'être un infirme m'a donné une terrible force. Dans votre monde, un nain n'est qu'un monstre, qui ploie sous le fardeau de sa différence. Mais moi, j'étais avant tout un Rom. Mon origine a été comme une grâce, une seconde chance, vous comprenez? Le combat de ma différence s'est renforcé d'une autre cause, bien plus vaste, plus noble. Celle de mon peuple. Alors, laissez-moi suivre ma route. Si des sadiques ont décidé d'étriper leurs victimes – qu'ils s'en prennent désormais aux Gadjés -, je m'en moque.

Je me levai. Djuric se tordit sur son fauteuil pour mettre pied à terre. Il me précéda de sa démarche torse. Dans le couloir, toujours martelé par la musique, je chaussai mes Dockside sans un mot. Au moment de me dire adieu, dans la pénombre étouffante, Djuric m'observa quelques secondes.

– C'est étrange. Votre visage m'est familier. Peut-être ai-je connu quelqu'un de votre famille lorsque j'étais en France?

– J'en doute. Ma famille n'a jamais vécu en métropole. De plus, mes parents ont disparu quand j'avais six ans. Je ne me connais pas d'autres liens familiaux.

Djuric n'écouta pas ma réponse. Ses yeux globuleux demeuraient fixés sur mon visage, comme le faisceau d'un mirador. Il murmura enfin, en baissant la tête et en se massant la nuque:

– Etrange, cette impression.

J'ouvris la porte pour éviter de lui serrer la main. Djuric conclut:

– Bonne chance, Antioche. Mais tenez-vous-en à votre étude des cigognes. Les hommes ne méritent pas votre attention. Qu'ils soient rom ou gadjé.

15

A vingt et une heures trente, je pénétrai dans la gare de Sofia, accompagné de Marcel et de Yeta. Il planait ici une sorte de brume, dorée, mouvante, fantasque. Fixée en hauteur, une horloge de métal, en forme de spirale, surplombait le hall immense. Ses aiguilles tournaient par à-coups, au fil des départs et des arrivées. Dessous, c'était la cohue. Des touristes trimbalaient leurs valises en avançant par groupes effarés. Des ouvriers, boueux ou graisseux, arboraient un regard vide. Des mères de famille, enturbannées de fichus colorés, traînaient une marmaille mal fagotée, en short et sandales. Des militaires aux uniformes kaki titubaient et s'esclaffaient, ivres comme des navires. Mais surtout, il y avait les Roms. Sur les bancs, endormis. Sur les quais, massés en groupe. Sur les rails, dégustant des saucisses ou buvant de la vodka. Partout, des femmes aux foulards brodés d'or, des hommes au teint de chêne, des enfants à moitié nus, indifférents aux horaires, aux trains et à tous ceux qui couraient après leur itinéraire, leur rêve ou leur boulot. Plus discrètement, d'autres détails surgissaient. Des couleurs brillantes, des calots de feutre, des musiques en vrilles, diffusées par des radios, des arachides, vendues à même les quais. La gare de Sofia, c'était déjà l'Orient. Ici commençait le monde foisonnant de Byzance. Celui des hammams, des dômes d'or, des ciselures et des arabesques. Ici commençaient les parfums d'encens et le ventre souple des danseuses. Ici commençaient l'Islam, les minarets dressés et les appels inlassables des muezzin. De Venise, de Belgrade, on passait par Sofia pour rejoindre la Turquie. C'était le grand tournant – le virage décisif de l'Orient-Express.

– Antioche… Antioche… drôle de nom pour une famille française. C'est le nom d'une ville ancienne de Turquie, s'exclama Marcel, tout en me suivant à vive allure.

Je répondis, écoutant à peine:

– Mes origines sont obscures.

– Antioche… Puisque tu vas en Turquie, fais donc un saut là-bas, près de la frontière syrienne. La ville s'appelle maintenant Antakya. Dans l'Antiquité, c'était une cité immense, la troisième de l'Empire romain, après Rome et Alexandrie! Aujourd'hui la ville a perdu son éclat, mais il y a certaines choses à voir, très intéressantes…

Je ne répondis pas. Marcel devenait assommant. Je cherchai la voie 18, en direction d'Istanbul. Elle était située aux confins de la gare, au-delà du hall central.

– Il faut que je te donne les clés, dis-je à Marcel. Tu rendras toi-même la voiture.