– Pas de problème, j'en profiterai pour promener Yeta dans Sofia by night!
La voie 18 était déserte. Mon train n'était pas encore là. Nous avions plus d'une heure d'avance. De vieux trains, sur les rails voisins, nous barraient tout horizon. A droite pourtant, derrière des wagons poussiéreux, j'aperçus deux hommes. Ils semblaient marcher dans la même direction que nous, mais ne portaient pas de bagages. Marcel dit: «Nous nous reverrons sans doute à Paris, en octobre, lorsque je viendrai en France.» Puis il adressa la parole à une Romni, qui attendait là, seule, avec son enfant. Je posai mon sac. L'esprit empli par les paroles de Djuric, j'avais hâte de m'installer dans le train – d'être seul pour réfléchir à tout ce que je venais d'apprendre.
Au-delà des wagons endormis, je repérai encore les deux hommes. Le plus grand portait un survêtement bleu sombre, en matière acrylique. Ses cheveux hérissés ressemblaient à des tessons de verre. L'autre était une sorte de colosse courtaud, au masque pâle, rongé par une barbe de trois jours. Deux sales gueules, comme on en trouve dans toutes les gares. Marcel discutait toujours avec la Romni. Enfin il se tourna vers moi et m'expliqua:
– Elle voudrait voyager dans ton compartiment. C'est la première fois qu'elle prend le train. Elle va à Istanbul, rejoindre sa famille…
Je regardai les deux hommes, à moins de cinquante mètres, juste en face de nous, entre l'espace des wagons. Le courtaud s'était retourné. Il semblait chercher quelque chose dans son imper. Une longue traînée de sueur assombrissait son dos. Le grand type gardait fixés sur nous ses yeux fiévreux. Marcel, rigolard, continuait: «Mais attention, tu ne la touches pas avant d'être sorti de Bulgarie! Tu connais les Roms!» Le petit pivota. Je dis: «Ne restons pas là.» Je me baissai pour prendre mon sac. Ma main serrait la courroie quand une légère détonation retentit. La seconde d'après, j'étais au sol et me tordais la tête pour hurler «Marcel!». Trop tard: son crâne venait de voler en éclats.
Un autre «plop» se fit entendre, sous une pluie de sang. Le cri strident de Yeta déchira l'espace – c était la première fois que j'entendais sa voix. Une, deux, trois, quatre détonations étouffées retentirent. Je vis Yeta propulsée dans le vide. Un faisceau minuscule, rouge grenat, courait en tous sens. Je pensai «visée laser» et rampai dans le sang qui collait à l'asphalte. Je jetai un coup d'œil à droite – la Romni était crispée sur son enfant, les mains noires de sang. Un coup d'œil à gauche: les tueurs couraient, penchés à mi-corps pour me repérer entre les roues d'acier – l'homme en imper tenait un fusil d'assaut muni d'un silencieux. Je me glissai dans la fosse, à l'opposé des assaillants. Je trébuchai sur le corps de Yeta – des viscères rose et rouge palpitaient entre les plis de sa veste -, puis courus, me heurtant les chevilles sur les rails.
J'atteignis l'extrémité des voies, toujours à l'abri dans la fosse. J'observai le hall. La foule était là, indifférente. La haute horloge marquait 21 h 55. Après avoir scruté les visages proches, je me levai et marchai à travers la foule, jouant des coudes, serrant contre moi mon sac ensanglanté. Enfin j'accédai aux portes de sortie. Nulle trace des tueurs.
Je courus jusqu'au parking et plongeai dans ma voiture. Par chance, j'avais encore les clés. Je démarrai en trombe, glissant et dérapant sur l'asphalte trempé. Je ne savais où aller, mais je fonçai, pied au plancher. Les images explosaient dans mon cerveau: le visage de Marcel partant en débris sanglants, le corps de Yeta basculant sur les rails, la Romni étreignant son enfant. Du rouge, du rouge, du rouge.
Je roulais depuis cinq minutes lorsque des frissons m'électrisèrent la nuque. Sur mes talons, une voiture ne désemparait pas, une berline sombre. J'accélérai, tournai à gauche, puis à droite. La berline était toujours là. Elle roulait tous phares éteints, à une vitesse hallucinante. Un lampadaire éclaira furtivement l'intérieur de la voiture. Les meurtriers apparurent. Le géant au volant, le courtaud ne cachant plus son arme – un fusil trapu, à large canon. Ils portaient des amplificateurs de lumière, vissés sur leur crâne.
Je tournai à gauche, dans une artère longue et déserte, appuyai sur l'accélérateur. La berline m'emboîta le pas. Cramponné au volant, je tentai de rassembler mes pensées. Mon avance ne tenait pas. D'ailleurs, les tueurs profitèrent de la ligne droite pour me serrer, aile contre aile. Les carrosseries se frôlèrent, glissant dans un chuintement humide. Je braquai à droite, si brutalement que le berline continua tout droit. J'atteignis deux cents kilomètres à l'heure. Sur l'avenue, les lampes à sodium tremblaient dans l'orage. Tout à coup je rebondis sur un passage à niveau, mon châssis cogna l'asphalte dans un claquement de métal. De deux voies, l'avenue se réduisait à une.
Mes pleins phares dévoilèrent un nouveau croisement, je me risquai à droite et c'est alors qu'un éclair noir me barra la route: la berline, en travers de la voie. J'entendis les premières balles glisser sur mon capot. La pluie jouait en ma faveur. A la première rue perpendiculaire, je reculai à gauche – le temps de voir la berline filer devant moi -, puis m'engouffrai en face, dans la rue en descente. Je fonçai, perdant de l'élan à mesure que je m'enfonçais dans un imbroglio de rues bossues, de pavillons noirs et de trains endormis. Cette fois je pénétrai dans une zone d'entrepôts, sans lumière. J'éteignis mes phares et quittai la route pour rebondir sur des talus. Je me glissai entre les wagons, cahotant, patinant, jusqu'à stopper le long d'une voie ferrée. J'abandonnai la voiture. La pluie avait cessé. A trois cents mètres, un entrepôt désaffecté se dressait dans l'ombre. A pas de lynx, je rejoignis le bâtiment.
Les vitres étaient béantes, les murs éventrés, des câbles arrachés se tordaient de toutes parts, toute présence humaine avait quitté ces lieux depuis longtemps. Le sol n'était qu'un long roucoulement – un parterre mouvant de plumes et de chiures. Des milliers de pigeons avaient élu domicile ici. Je risquai quelques pas. Ce fut comme si la nuit se brisait – une myriade de corps claquant des ailes et me piaillant aux tympans. Les plumes s'envolèrent, en même temps qu'une odeur acre. Je me glissai dans un couloir. Des effluves de pétrole et de graisse emplissaient l'air humide. Mes yeux s'adaptaient à l'obscurité. A droite, s'ouvraient une succession de bureaux aux vitres fracassées. Le sol était jonché de tessons. Je longeai l'enfilade, enjambant des chaises brisées, des armoires renversées, des téléphones en miettes. Un escalier apparut.
Je montai les marches, sous une voûte blanchâtre de déjections d'oiseaux. J'eus l'impression de pénétrer dans le trou du cul d'un pigeon monstrueux. Au premier étage, je découvris une salle immense. Quatre cents mètres carrés absolument vides, ouverts à tous les vents. Seule une rangée de pylônes rectangulaires traversait, à intervalles réguliers, l'espace. Au sol, il y avait encore une infinité de débris de verre, brillant dans la nuit. J'écoutai. Nul bruit, nul souffle. Lentement je traversai la salle, puis atteignis une porte de métal, scellée par de lourdes chaînes. J'étais bloqué, mais personne ne viendrait me chercher ici. Je décidai d'attendre le lever du jour. Derrière le dernier pylône, je balayai les tessons et m'installai. Mon corps était brisé, mais je ne ressentais plus aucune peur. Je restai ainsi, accroupi au pied de la colonne, et ne tardai pas à m'endormir.
Les crissements du verre me réveillèrent. J'ouvris les yeux et regardai ma montre: 2 h 45. Les salopards avaient mis plus de quatre heures pour me retrouver. J'entendais leurs pas couiner sur le sol, derrière moi. Ils avaient sans doute repéré ma voiture et cherchaient maintenant ma trace – telles deux bêtes à l'affût. Quelques battements d'ailes résonnèrent. Haut, très haut, on entendait le martèlement de la pluie qui avait repris. Je risquai un coup d'ceil. Je ne vis rien. Les deux tueurs n'utilisaient ni torche ni aucune source de lumière – seulement les amplificateurs de lumière. Je frémis soudain: ce type d'équipement est parfois doté d'un détecteur thermique. Si c'était le cas, la chaleur de mon corps allait provoquer une belle ombre rouge derrière le pylône. La porte devant moi était verrouillée. Les tueurs bloquaient l'autre issue.