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Je comptais suivre les cigognes jusqu'au bout. La migration des oiseaux pouvait sembler bien futile au regard des événements qui venaient de survenir. Mais après tout, c'étaient bien les oiseaux qui m'avaient placé sur cette route de violence. Et j'étais plus que jamais persuadé que les volatiles jouaient un rôle essentiel dans cette histoire. Les deux hommes qui avaient tenté de me tuer n'étaient-ils pas les deux Bulgares évoqués par Joro? Et l'arme de ma victime – un bistouri à haute fréquence – ne traçait-elle pas un lien direct avec le meurtre de Rajko?

Avant d'embarquer, j'avais appelé de l'hôtel le Centre Argos. Les cigognes continuaient leur voie – un peloton de tête était parvenu à Dôrtyol, dans le golfe d'Iskenderun, à la frontière Turquie-Syrie. Leur moyenne n'avait plus rien à voir avec les évaluations des ornithologues – ces cigognes dépassaient allègrement les deux cents kilomètres par jour. Epuisées, elles allaient sans doute se reposer aux alentours de Damas, avant de repartir en direction de leur passage obligé: les étangs de Beit She'an, en Galilée, où elles se nourrissaient de poisson dans les étangs de pisciculture. Telle était ma destination.

Pendant la traversée, d'autres questions se précipitèrent. Qu'avais-je donc découvert pour mériter la mort? Et qui m'avait balancé aux tueurs? Milan Djuric? Markus Lasarevitch? Les Tsiganes de Sliven? Etais-je suivi depuis le départ? Et que venait faire là-dedans l'organisation Monde Unique? Lorsque cette spirale de questions m'accordait quelque répit, je m'efforçais de dormir. Au son des flots bruissants, je m'assoupissais sur le pont, puis me réveillais presque aussitôt, et de nouveau les questions revenaient m'obséder.

A neuf heures du matin, le 3 septembre, Haïfa apparut dans la pulvérulence de l'air. Le port oscillait entre le centre industriel et la zone résidentielle – la ville haute se découpait sur les flancs du mont Carmel, claire et sereine. Dans la fournaise du quai, où la multitude s'activait en braillant et jouant des coudes, je perçus cette agitation chauffée à blanc, vive et parfumée, qui me rappelait les comptoirs orientaux des romans d'aventures. La réalité était moins romantique.

Israël était en état de guerre. Une guerre des nerfs, d'usure, tendue et souterraine. Une guerre sans trêve, ponctuée de colères et d'actes de violence. Dès que je mis pied à terre, cette tension me frappa au visage. D'abord, on me fouilla. On inspecta mes bagages avec minutie. Ensuite on me fit subir un interrogatoire en règle, dans un petit réduit fermé d'un rideau blanc. Une femme en uniforme m'assaillit de questions, en anglais. Toujours les mêmes. Dans un ordre. Puis dans un autre. «Pourquoi venez-vous en Israël?»«Qui allez-vous voir?» «Que comptez-vous faire ici?»«Etes-vous déjà venu?» «Qu'avez-vous emporté?» «Connaissez-vous des Israéliens:?»… Mon cas posait un problème. La femme ne croyait pas à mon histoire de cigognes. Elle ignorait qu'Israël fût sur la route des oiseaux. De plus, je ne disposais que d'un aller simple. «Pourquoi êtes-vous passé par la Turquie?» demandait-elle plus nerveusement. «Comment comptez-vous repartir?», surenchérissait une autre femme, debout, venue en renfort.

Au bout de trois heures de fouilles assidues et de questions répétées, je pus passer la douane et pénétrer sur le territoire d'Israël. Je changeai 500 dollars en shekels et louai une voiture. Une Rover, petit modèle. J'utilisai encore une fois les vouchers de Böhm. L'hôtesse m'indiqua avec précision l'itinéraire à emprunter pour gagner Beit She'an et me déconseilla formellement de m'en écarter. «Vous savez, il est dangereux de voyager dans les territoires occupés avec des plaques d'immatriculation israéliennes. Les enfants palestiniens vous lancent aussitôt des pierres et vous agressent.» Je remerciai la femme pour sa sollicitude et lui promis d'éviter tout écart.

Dehors, loin du vent marin, la chaleur était suffocante. Le parking flambait dans une lumière torride. Tout semblait pétrifié dans la clarté du matin. Des soldats armés, casques lourds, treillis de camouflage, harnachés de talkies-walkies et de munitions, arpentaient les trottoirs. Je montrai mon contrat de location, traversai l'aire de stationnement et repérai la voiture. Le volant et les sièges étaient brûlants. Je fermai les vitres et mis en marche la climatisation. Je vérifiai mon itinéraire sur un guide rédigé en français. Haifa était à l'ouest, Beit She'an à l'est, près de la frontière jordanienne: je devais donc traverser toute la Galilée, sur environ cent kilomètres. La Galilée… En d'autres circonstances, un tel nom m'aurait plongé dans de longues méditations. J'aurais goûté en profondeur le charme de ces lieux de légende, de cette terre mythique, berceau de la Bible. Je démarrai et pris la direction de l'est.

Je disposais de deux contacts: Iddo Gabbor, un jeune ornithologue qui soignait les cigognes accidentées au kibboutz de Newe-Eitan, près de Beit-She'an et Yossé Lenfeld, le directeur de la Nature Protection Society, vaste laboratoire implanté près de l'aéroport Ben-Gourion.

Autour de moi, le paysage alternait entre l'aridité des déserts et l'hospitalité artificielle de villes trop neuves. Parfois j'apercevais un pasteur auprès de ses chameaux. Dans la clarté aveuglante, sa tunique brune se confondait avec le pelage de son troupeau. D'autres fois je croisais des cités claires et modernes, qui blessaient les yeux à force de blancheur. Pour l'heure, le paysage ne me séduisait pas. Ce qui m'étonnait beaucoup plus, c'était la lumière. Vaste, pure et oscillante, elle ressemblait à un souffle immense, qui aurait embrasé le paysage, tout en le maintenant à un degré de fusion extraordinaire, éblouissant, frémissant.

Aux environs de midi, je stoppai dans une gargote. Installé à l'ombre, je bus du thé, dégustai des petites galettes trop sucrées et téléphonai plusieurs fois à Gabbor – aucune réponse. A treize heures trente, je décidai de continuer ma route et de tenter ma chance sur place.

Une heure plus tard, j'arrivais aux kibboutzim de Beit-She'an. Trois villages, parfaitement ordonnés, encadraient de vastes champs de culture. Mon guide parlait abondamment des kibboutzim, expliquant qu'il s'agissait de «collectivités fondées sur la propriété collective des moyens de production, et d'une consommation collective, la rémunération n'ayant pas de lien direct avec le travail». «La technique agricole du kibboutz, concluait le chapitre, est admirée et étudiée partout dans le monde, en raison de son efficacité.» Je roulai, un peu à l'aveuglette, le long des étendues verdoyantes.

Enfin, je trouvai le kibboutz de Newe-Eitan. Je le reconnus à ses fishponds, des étangs de pisciculture dont la surface saumâtre lançait çà et là des éclairs de soleil. Il était quinze heures. La chaleur ne désemparait pas. Je pénétrai dans un village, constitué de maisons blanches, soigneusement alignées. Les rues étaient égayées par des carrés de fleurs. On voyait derrière les haies les surfaces bleutées de quelques piscines. Mais tout était désert. Pas une âme qui vive. Pas même un chien pour traverser les ruelles.

Je décidai de longer les étangs de pisciculture. Je suivis un petit chemin qui bordait une vallée étroite. En bas, les étangs déployaient leurs eaux sombres. Des hommes et des femmes travaillaient sous le soleil. Je descendis à pied. L'odeur amère et sensuelle des poissons, saupoudrée par les fragrances cendrées des arbres secs, vint à ma rencontre. Un bruit assourdissant de moteur cognait les cieux. Deux hommes sur un tracteur chargeaient des caisses remplies de poissons.