«Shalom», criai-je, sourire aux lèvres. Les hommes me fixèrent de leurs yeux clairs, sans dire un mot. L'un d'eux portait à la ceinture un étui de cuir duquel jaillissait la crosse brune d'un revolver. Je me présentai en anglais et leur demandai s'ils connaissaient Iddo Gabbor. Leurs visages se durcirent encore, la main droite de l'homme se rapprocha de l'arme. Pas un mot. J'expliquai, en hurlant pour couvrir les trépidations du tracteur, la raison de ma visite. J'étais un passionné de cigognes, j'avais parcouru trois mille kilomètres pour les observer ici et je voulais qulddo m'emmène les voir, le long de leurs repaires. Les hommes se regardèrent, toujours en silence. Enfin, l'homme non armé désigna de l'index une femme qui travaillait le long d'un étang, à deux cents mètres de là. Je les remerciai et me dirigeai vers la silhouette. Je sentis leur regard me suivre, comme le viseur d'une arme automatique.
Je m'approchai et répétai «Shalom». La femme se releva. C'était une jeune femme, âgée d'environ trente ans. Elle mesurait plus d'un mètre soixante-quinze. Sa silhouette était sèche et dure, comme une lanière de cuir racornie au soleil. Ses longues mèches blondes voletaient autour de son visage sombre et aigu. Ses yeux me regardèrent, pleins de mépris et de crainte. Je n'aurais su dire leur couleur, mais le dessin des sourcils leur donnait un éclat frémissant – c'était l'écorchure du soleil sur l'échiné des vagues, l'étincelle claire de l'eau des jarres abreuvant la terre, le long des tièdes crépuscules. Elle portait des bottes de caoutchouc et un tee-shirt maculé de boue.
«Que voulez-vous?» demanda-t-elle en anglais. Je répétai mon histoire de cigognes, de voyage, dlddo. Brutalement elle se remit au travail, sans répondre, plongeant un lourd filet dans les eaux sombres. Elle avait des gestes gauches – une ossature d'oiseau, qui me fit frémir des pieds à la tête. J'attendis quelques secondes, puis repris: «Qu'est-ce qui ne va pas?» La femme se redressa, puis dit, cette fois en français:
– Iddo est mort.
La route des cigognes était la route du sang. Un creux au cœur, je balbutiai:
– Mort? Depuis combien de temps?
– Quatre mois environ. Les cigognes étaient de retour.
– Dans quelles conditions?
– Il a été tué. Je ne veux pas en parler.
– Je suis désolé. Vous étiez sa femme?
– Sa sœur.
La femme se courba de nouveau, suivant les poissons avec son filet. Iddo Gabbor avait été assassiné, peu après Rajko. Encore un cadavre. Encore une énigme. Et l'assurance que la voie des cigognes constituait un aller simple pour l'enfer. Je regardai l'Israélienne, le vent courait dans ses mèches. Cette fois, c'est elle qui s'arrêta, puis demanda:
– Vous voulez voir les cigognes?
– Eh bien… (ma requête semblait ridicule, au milieu de ce champ aux morts). J'aimerais, oui…
– Iddo soignait les cigognes.
– Je sais, c'est pourquoi…
– Elles viennent le soir, au-delà des collines.
Elle regarda l'horizon, puis murmura:
– Attendez-moi au kibboutz, à six heures. Je vous emmènerai.
– Je ne connais pas le kibboutz.
– Près de la petite place. Il y a une fontaine. Les birdwatchers habitent dans ce quartier.
– Je vous remercie…
– Sarah.
– Merci, Sarah. Je m'appelle Louis. Louis Antioche.
– Shalom, Louis.
Je repris le sentier, sous les regards hostiles des deux hommes. Je marchais comme un somnambule, aveuglé par le soleil, abasourdi par l'annonce de cette nouvelle mort. Pourtant, à cet instant, je ne songeais qu'à une chose: les mèches ensoleillées de Sarah qui couraient dans mon sang comme une brûlure.
Le déclic de l'arme me réveilla en sursaut, j'ouvris les yeux. Je m'étais endormi dans ma voiture sur la petite place du kibboutz. Autour, des hommes en civil braquaient sur moi une véritable artillerie. Il y avait des colosses à barbe brune, des blonds aux joues roses. Ils parlaient entre eux une langue orientale, exempte de sonorités gutturales – de l'hébreu – et la plupart portaient la kippa. Ils jetaient à l'intérieur de la voiture des coups d'œil inquisiteurs. Ils hurlèrent en anglais: «Qui es-tu? Que viens-tu faire ici?» Un des colosses frappa du poing sur ma vitre et cria: «Ouvre ta fenêtre! Passeport!» Comme pour appuyer ses paroles, il fit monter une balle dans le canon du fusil. Lentement, j'ouvris ma vitre et fis glisser mon passeport. L'homme l'arracha et le passa à un de ses acolytes, sans cesser de me tenir enjoué. Mes papiers circulaient, de main en main. Soudain une voix intervint, une voix de femme, frêle et dure. Le groupe s'écarta. Je découvris Sarah qui jouait des coudes parmi les géants. Elle les repoussait en hurlant, frappant à pleines mains sur leurs armes, déchaînant des cris, des injures, des grognements. Elle saisit mon passeport et me le rendit aussitôt, sans cesser d'invectiver mes assaillants. Enfin les hommes tournèrent les talons, maugréant et traînant des pieds. Sarah se retourna et dit en français:
– Tout le monde est un peu nerveux, ici. Il y a une semaine, quatre Arabes ont tué trois des nôtres, dans un camp militaire, à proximité du kibboutz. Ils les ont plantés à coups de fourche, pendant leur sommeil. Je peux monter?
Nous roulâmes durant dix minutes. Le paysage offrait de nouveaux étangs d'eaux noires, enfouis parmi des hautes herbes d'un vert de rizière. Tout à coup, nous parvînmes au bord d'une autre vallée, et je dus me frotter les yeux pour me convaincre du spectacle qui s'offrait à moi.
Des marécages s'étendaient à perte de vue, entièrement recouverts de cigognes. Partout la blancheur des plumes, les pointes des becs, s'agitant, s'ébrouant, s'envolant. Elles étaient des dizaines de milliers. Les arbres ployaient sous leur poids. Les eaux n'étaient que corps trempés, cous plongés, activité fourmillante, où chaque volatile se nourrissait avec avidité. Les cigognes pataugeaient à mi-ailes, rapides, précises, captant les poissons dans leur bec acéré. Elles ne ressemblaient pas aux oiseaux d'Alsace. Elles étaient décharnées, noirâtres. Il n'était plus question pour elles de se lisser les plumes, ou d'apprêter avec soin les contours de leur nid. Elles ne se préoccupaient que d'une chose: atteindre l'Afrique en temps et en heure. Sur le plan scientifique, j'étais ici en face d'une véritable exclusivité car les ornithologues européens m'avaient toujours affirmé que les cigognes ne péchaient jamais, qu'elles se nourrissaient uniquement de viande.
La voiture commençait à patiner dans les ornières. Nous descendîmes. Sarah dit simplement:
– Le kibboutz aux cigognes. Chaque jour, elles arrivent ici par milliers. Elles reprennent leurs forces, avant d'affronter le désert du Néguev.
J'observai longuement les oiseaux aux jumelles. Impossible de dire si l'une d'entre elles était baguée. Au-dessus de nous, je perçus un souffle, à la fois ténu et entêtant. Je levai les yeux. Des groupes entiers passaient à basse altitude, sans discontinuer. Chaque cigogne, comme auréolée d'azur, suivait sa trajectoire, glissant dans l'air torride. Nous étions au cœur du territoire des cigognes. Nous nous assîmes dans un creux d'herbes sèches. Sarah entoura ses jambes repliées de ses bras, puis posa son menton sur ses genoux. Elle était moins jolie que je ne l'avais cru. Son visage, trop dur, semblait desséché par le soleil. Ses pommettes saillaient comme des éclats de pierre. Mais le dessin de son regard ressemblait à un oiseau, qui aurait joué de ses plumes au creux de votre cœur.
– Chaque soir, reprit Sarah, Iddo venait ici. Il partait à pied et arpentait ces marécages. Il recueillait les cigognes blessées et épuisées, les soignait sur place ou bien les ramenait à la maison. Il avait aménagé un local dans le garage. Une sorte d'hôpital pour les oiseaux.
– Toutes les cigognes passent par cette région?