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– Toutes, sans exception. Elles ont détourné leur route pour se nourrir dans les fishponds.

– Iddo vous avait parlé de la disparition des cigognes, au printemps dernier?

Sarah me tutoya brutalement:

– Qu'est-ce que tu veux dire?

– Cette année, lorsqu'elles sont revenues d'Afrique, les cigognes étaient moins nombreuses que d'habitude. Iddo avait sans doute remarqué ce phénomène.

– Il ne m'a rien dit.

Je me demandais si Iddo, comme Rajko, tenait un journal de bord. Et s'il travaillait, lui aussi, pour Max Böhm.

– Tu parles parfaitement le français.

– Mes grands-parents sont nés dans ton pays. Après la guerre, ils n'ont pas voulu retourner en France. Ce sont eux qui ont fondé les kibboutzim de Beit-She'an.

– C'est une région magnifique.

– Cela dépend. J'ai toujours vécu ici, sauf lorsque j'ai fait mes études, à Tel-Aviv. Je parle hébreu, français et anglais. J'ai obtenu une maîtrise de physique en 1987. Tout ça pour me retrouver dans cette merde, à me lever à trois heures du matin, à patauger dans des eaux puantes six jours par semaine.

– Tu veux partir?

– Avec quoi? Nous sommes dans un système communautaire, ici. Tout le monde gagne la même chose. C'est-à-dire rien.

Sarah leva les yeux vers les oiseaux qui passaient dans le ciel rougeoyant, sa main en visière, pour se protéger des derniers feux du soleil. Sous cette ombre, ses yeux brillaient comme le reflet de l'eau au fond du puits.

– Chez nous, la cigogne appartient à une très ancienne tradition. Jérémie, dans la Bible, a dit, pour exhorter le peuple d'Israël à partir:

«Tous retournent à leur course,

tel un cheval qui fonce au combat.

Même la cigogne dans le ciel

Connaît sa saison,

La tourterelle, l'hirondelle et la grue observent le temps de leur migration.»

– Qu'est-ce que cela signifie?

Sarah haussa les épaules, sans cesser de scruter les oiseaux:

– Cela signifie que moi aussi j'attends mon heure.

17

Le dîner fut très doux. Sarah m'avait invité pour la soirée. Je ne pensais plus à rien, me laissant bercer par la douceur de ces instants inattendus.

Nous mangions dans le jardin de sa maison, face aux rubans rouges et roses du crépuscule. Elle me proposait de nouveaux pitas, ces petits pains ronds, extraplats, qui s'entrouvrent sur des délices impromptues. J'acceptais à chaque fois, la bouche pleine. Je mangeai comme un ogre. Le régime alimentaire israélien avait tout pour me séduire. La viande ici coûtait très cher et l'on se nourrissait plus volontiers de produits lactés et de légumes. Surtout, Sarah m'avait préparé du thé parfumé, de Chine, servi en toute pureté.

Sarah avait vingt-huit ans, des idées violentes et des manières de fée. Elle me parla d'Israël. Sa voix douce formait un contraste avec son dégoût. Sarah n'avait que faire du grand rêve de la Terre promise, elle dénonçait les excès du peuple juif, sa rage de la terre, du bon droit, qui aboutissait à tant d'injustices, tant de violences, dans un pays déchiré. Elle m'expliqua les horreurs commises des deux côtés: les membres brisés des Arabes, les enfants hébreux poignardés, les affrontements de l'Intifada. Elle dressa aussi un étrange portrait dTsraël. Selon elle, l'Etat hébreu était un véritable laboratoire de guerre: toujours en avance d'une méthode d'écoute, d'une arme technologique ou d'un moyen d'oppression.

Elle me parla de son existence au kibboutz, de son dur labeur, des repas pris en commun, des réunions du samedi soir, afin de prendre des «décisions qui concernaient chacun». Toute cette existence collective, où chaque jour ressemblait à la veille et plus encore au lendemain. Elle évoqua les jalousies, l'ennui, la sourde hypocrisie de la vie communautaire. Sarah était malade de solitude.

Pourtant, elle insistait aussi sur l'efficacité de l'agriculture du kibboutz, évoquait ses grands-parents, ces pionniers d'origine séfarade qui avaient fondé les premières communautés, après la Seconde Guerre mondiale. Elle parlait du courage de ses parents, morts au travail, de leur ferveur, de leur volonté. Dans ces moments-là, Sarah s'exprimait comme si, en elle, la juive luttait contre la femme – l'idéal contre l'individualité. Et ses longues mains partaient en à-coups, dans l'air du soir, pour exprimer toutes ces idées qui bouillonnaient en elle.

Plus tard, elle m'interrogea sur mes activités, mon passé, mon existence parisienne. Je lui résumai mes longues années d'études, puis lui expliquai que je me consacrais désormais à l'ornithologie. Je décrivis mon voyage et réaffirmai mon désir d'observer les cigognes lors de leur passage en Israël. Cette idée fixe ne l'éton-nait pas: les kibboutzim de Beit-She'an constituent un point de ralliement pour de nombreux birdwatchers. Des passionnés d'oiseaux, venus des quatre coins de l'Europe et des Etats-Unis, qui s'installent ici durant la période de migration, et passent leurs journées, armés de jumelles, de longues-vues et de téléobjectifs, à observer des vols inaccessibles.

Onze heures sonnèrent. Je me risquai enfin à parler de la mort d'Iddo. Sarah me glaça du regard, puis dit, d'une voix blanche:

– Iddo a été tué, il y a quatre mois. Il a été assassiné alors qu'il soignait les cigognes, dans les marais. Des Arabes l'ont surpris. Ils l'ont attaché à un arbre et l'ont torturé. Ils l'ont frappé au visage, avec des pierres, jusqu'à lui broyer les mâchoires. Sa gorge était remplie de débris d'os et de dents. Ils lui ont aussi brisé les doigts et les chevilles. Ils l'ont déshabillé et dépecé, à l'aide d'une tondeuse à moutons. Quand le corps a été découvert, il ne restait que l'épiderme du visage, qui ressemblait à un masque mal ajusté. Ses entrailles se déroulaient jusqu'à ses pieds. Les oiseaux commen çaient à dévorer le corps.

La nuit était parfaitement silencieuse.

– Tu parles d'Arabes. A-t-on retrouvé les coupables?

– On pense que ce sont les quatre Arabes dont je t'ai parlé. Ceux qui ont tué des soldats.

– Ils ont été arrêtés?

– Ils sont morts. Nous réglons nos propres comptes sur nos terres.

– Les Arabes attaquent souvent des civils?

– Pas dans notre région. Ou seulement s'il s'agit de militants actifs, comme les colons que tu as vus ce soir.

– Iddo était militant?

– Pas du tout. Pourtant, ces derniers temps, il avait changé. Il s'était procuré des armes, des fusils d'assaut, des armes de poing, et plus curieusement des silencieux. Il disparaissait avec ses armes des journées entières. Il n'allait plus aux étangs. Il était devenu violent, irascible. Il s'exaltait d'un coup ou restait silencieux, durant de longues heures.

– Iddo aimait la vie du kibboutz?

Sarah éclata d'un rire aigre et funeste.

– Iddo n'était pas comme moi, Louis. Il aimait les poissons, les étangs. Il aimait les marécages, les cigognes. Il aimait revenir à la nuit, noir de boue, pour s'enfermer dans son local de soins, avec quelques oiseaux déplumés. (Sarah rit de nouveau, sans joie.) Mais il m'aimait plus encore. Et il cherchait un moyen pour nous faire quitter ce putain d'enfer.

Sarah marqua un temps, haussa les épaules, puis commença à rassembler les assiettes et les couverts.

– En fait, reprit-elle, je crois qu'Iddo ne serait jamais parti. Il était profondément heureux ici. Le ciel, les cigognes, et puis moi. A ses yeux, c'était la force ultime du kibboutz: il m'avait sous la main.

– Que veux-tu dire?

– Ce que j'ai dit: il m'avait sous la main.

Sarah partit dans la maison, les bras chargés. Je l'aidai à débarrasser. Pendant qu'elle achevait ses rangements dans la cuisine, je fis quelques pas dans la pièce principale. La maison de Sarah était petite et blanche. D'après ce que je pouvais voir, il y avait cette grande pièce, puis, le long d'un couloir, deux chambres – celle de Sarah, celle d'Iddo. Sur un meuble, je vis la photo d'un jeune homme aux larges épaules. Son visage était vif, tanné par le soleil, et sa physionomie respirait la santé et la douceur. Iddo ressemblait à Sarah: même dessin des sourcils, mêmes pommettes, mais là où, chez sa sœur, tout n'était que maigreur et tension, Iddo rayonnait plutôt de vitalité. Sur cette image, Iddo paraissait plus jeune que Sarah, peut-être vingt-deux ou vingt-trois ans.