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– Monsieur Antioche… Antioche… Je regarde…

J'entendis les touches de l'ordinateur qu'on pianotait.

Au creux de mon avant-bras, mes veines palpitaient et oscillaient sous la peau, telles des entités indépendantes.

– Une certaine Catherine Warel vous a téléphoné à vingt et une heures quinze. Vous n'étiez pas dans votre chambre.

J'étouffais de colère:

– J'avais demandé qu'on me passe mes communications au bar!

– Notre service a changé à vingt et une heures. Je suis désolé – l'ordre n'a pas été transmis.

– A-t-elle laissé un numéro où la rappeler?

La voix m'énuméra les coordonnées personnelles de Catherine Warel. Je composai aussitôt les dix chiffres. La sonnerie retentit deux fois et j'entendis la voix de rocaille du docteur: «Allô?»

– Antioche. Avez-vous du nouveau?

– Je détiens vos informations. C'est incroyable. Vous aviez raison sur toute la ligne. J'ai obtenu la liste des médecins francophones qui ont séjourné en Centra-frique ou au Congo ces trente dernières années. Il existe un nom qui pourrait correspondre à votre homme. Mais quel nom! Il s'agit de Pierre Sénicier, le vrai précurseur de la transplantation cardiaque. Un chirurgien français qui a réalisé la première greffe sur un homme, avec le cœur d'un singe, en 1960.

Tout mon corps vibrait de tremblements fiévreux. Sénicier. Pierre Sénicier. En traits de ténèbres dans mon esprit, surgit l'extrait d'encyclopédie que j'avais lu à Bangui: «… en janvier 1960, le docteur français Pierre Sénicier avait implanté le cœur d'un chimpanzé dans le thorax d'un malade de soixante-huit ans parvenu au dernier stade d'une insuffisance cardiaque irréversible. L'opération réussit. Mais le cœur greffé ne fonctionna que quelques heures…»

Catherine Warel poursuivait:

– L'histoire de ce véritable génie est connue dans les milieux de la médecine. A l'époque, sa transplantation a fait beaucoup de bruit, puis Sénicier a brutalement disparu. On a dit alors qu'il avait eu des ennuis avec l'ordre des médecins – on le soupçonnait d'avoir réalisé des expériences interdites, des manipulations clandestines. Sénicier est parti se réfugier, avec sa famille, en Centrafrique. Il est devenu, paraît-il, l'homme des bonnes causes, le médecin des Noirs. Une sorte d'Albert Schweitzer, si vous voulez. Sénicier pourrait être votre homme. Toutefois, un fait ne colle pas…

– Lequel? murmurai-je d'une voix brisée.

– Vous m'avez bien dit que Max Böhm avait été opéré en août 1977?

– Absolument.

– Vous êtes sûr de la date?

– Certain.

– Alors, ça ne peut être Sénicier qui a effectué l'opération.

– Pourquoi?

– Parce que, en 1977, ce chirurgien était mort. A la fin de l'année 1965, le jour de la Saint-Sylvestre, lui et sa famille ont été agressés par des prisonniers libérés par Bokassa, la nuit même du coup d'Etat. Ils ont tous péri, Pierre Sénicier, son épouse et leurs deux enfants, dans l'incendie qui a détruit leur villa. Pour ma part, je n'étais pas au courant mais… Louis, vous êtes là? Louis… Louis?

53

Quand vient l'été, en zone arctique, la banquise se fissure et s'ouvre, comme à contrecœur, sur les eaux noires et glacées de la mer de Bering.

Tel était mon esprit à cet instant. La foudroyante révélation de Catherine Warel bouclait d'un coup le cercle infernal de mon aventure. Un seul être au monde pouvait encore éclairer ma sinistre lanterne: Nelly Braesler, ma mère adoptive.

Pied au plancher, je roulais maintenant en direction du centre de la France. Six heures plus tard, aux confins de la nuit, je dépassai Clermont-Ferrand puis cherchai le bourg de Villiers, situé à quelques kilomètres à l'est. L'horloge de mon tableau de bord indiquait cinq heures trente. Enfin le petit village passa dans mes phares. Je tournai et retournai, trouvai enfin la maison des Braesler. Je pilai le long du mur d'enclos.

Le jour se levait. Le paysage, roussi par l'automne, ressemblait à une forêt pétrifiée dans ses flammes. Tout était frappé d'un calme indicible. Des canaux noirs affleuraient les hautes herbes, les arbres dénudés griffaient le ciel gris et lisse.

Je pénétrai dans la cour du manoir qui formait un U de pierre. A ma gauche, à cent mètres, je repérai Georges Braesler, déjà debout, parmi de larges cages où s'ébrouaient des oiseaux de couleur cendrée. Il se tenait de dos et ne pouvait me voir. Je traversai la pelouse en silence et me glissai dans la maison.

A l'intérieur, tout était de pierre et de bois. Des larges embrasures, taillées dans le roc, s'ouvraient sur les jardins. Des meubles de chêne se dressaient, dégageant une forte odeur de cire. Des lustres en fer forgé découpaient leurs ombres sur les dalles du sol. II régnait ici une dureté de Moyen Age, un parfum de noblesse cruelle et aveugle. Je me trouvai dans un refuge, à l'abri du temps. Un véritable repaire d'ogres, retranchés dans leurs privilèges.

– Qui êtes-vous?

Je me retournai et découvris la maigre silhouette de Nelly, ses petites épaules et son visage de craie alangui par l'alcool. La vieille femme me reconnut à son tour et dut s'adosser au mur, en balbutiant:

– Louis… Que faites-vous ici?

– Je suis venu te parler de Pierre Sénicier.

Nelly s'approcha en vacillant. Je remarquai que sa perruque blanche, légèrement bleutée, était de travers. Ma mère adoptive n'avait sans doute pas dormi et était déjà saoule. Elle répéta:,

– Pierre… Pierre Sénicier?

– Oui, dis-je d'une voix neutre. Je crois que l'âge de raison est venu pour moi. L'âge de raison et de la vérité, Nelly.

La vieille femme baissa les yeux. Je vis ses paupières battre lentement puis, contre toute attente, ses lèvres esquissèrent un sourire. Elle murmura: «La vérité…», puis se dirigea, d'un pas plus ferme, vers un guéridon sur lequel étaient posées de nombreuses carafes. Elle remplit deux verres d'alcool et m'en tendit un.

– Je ne bois pas, Nelly. Et il est beaucoup trop tôt.

Elle insista:

– Buvez, Louis, et asseyez-vous. Vous en aurez besoin.

J'obéis sans discuter. Je choisis un fauteuil près de la cheminée. Mes frissons reprirent de plus belle. Je bus une gorgée de whisky. La brûlure de l'alcool me fit du bien. Nelly vint s'asseoir en face de moi, à contre-jour. Elle posa à côté d'elle le carafon d'alcool, par terre, puis vida son verre d'un trait. Elle le remplit de nouveau. Elle avait retrouvé ses couleurs et son assurance. Alors elle commença, en me tutoyant:

– Il est des choses qui ne s'oublient pas, Louis. Des choses qui sont gravées dans nos cœurs, comme sur le marbre des pierres tombales. J'ignore comment tu connais le nom de Pierre Sénicier. J'ignore ce que tu as exactement découvert. J'ignore comment la migration des cigognes a pu t'amener ici, pour exhumer le secret le mieux préservé du monde. Mais ce n'est pas grave. Plus rien n'est grave désormais. L'heure de la vérité a sonné, Louis, et peut-être aussi, pour moi, celle de la libération.

» Pierre Sénicier appartenait à une famille de la haute bourgeoisie parisienne. Son père, Paul Sénicier, était un magistrat réputé, qui avait dominé son époque et traversé plusieurs républiques sans frémir. C'était un homme austère, silencieux et cruel, un homme qu'on redoutait et qui voyait le monde comme une frêle construction, à hauteur de sa main puissante. Au début du siècle, sa femme lui donna, en quelques années, trois fils, trois garçons promis au plus bel avenir mais qui se révélèrent être des "fins de race" au cerveau stérile. Le père enrageait, mais sa fortune lui permit de sauver la face. Henri, le premier fils, bossu et demeuré, partit garder les "châteaux": trois manoirs délabrés en Normandie. Dominique, le plus solide physiquement, entra dans l'armée et gagna quelques galons, à force d'influence. Quant à Raphaël, le cadet, moins idiot et plus sournois, il rentra dans les ordres. Il hérita d'un diocèse, dans une région perdue, non loin des terres d'Henri, puis disparut lui aussi dans l'oubli.