» A cette époque, Paul Sénicier ne s'intéressait déjà plus à ses trois enfants. Il n'avait d'yeux que pour son quatrième fils, Pierre, né en 1933. Paul Sénicier avait alors cinquante ans. Son épouse, guère plus jeune, lui avait donné cet enfant in extremis puis était décédée, comme ayant rempli son dernier devoir.
» A tous les égards, Pierre fut une bénédiction. Cet enfant extraordinaire semblait avoir volé tous les dons, tous les atouts de cette famille de dégénérés. Le vieux père se consacra totalement à l'éducation de son fils. Il lui apprit, personnellement, à lire et à écrire. Il suivit avec avidité l'éveil de son intelligence. Quand Pierre atteignit l'âge de la puberté, Paul Sénicier espéra qu'il embrasserait la même carrière que lui, dans la magistrature. Mais son fils souhaitait s'orienter vers la médecine. Le père s'inclina. Il pressentait qu'une vocation véritable traçait son chemin au sein de la personnalité de l'enfant. Il n'avait pas tort. A vingt-trois ans, Sénicier fils était déjà un chirurgien de haut niveau, spécialisé dans le domaine cardiaque.
» C'est à cette époque que je rencontrai Pierre. Il défrayait la chronique de notre petit milieu d'enfants de grandes familles, désœuvrés et prétentieux. Il était grand, superbe, austère. Tout son corps résonnait d'un mystérieux silence. Je me souviens: nous organisions des "rallyes". Des soirées guindées où nous nous enfermions telles des bêtes farouches, comme anémiés par notre propre solitude. Les filles portaient les robes de leur mère, et les garçons s'habillaient en vieux smoking, raide et amidonné. Dans ces soirées, nous autres, les filles, n'attendions qu'un seul homme: Pierre Sénicier. Il appartenait déjà au monde des adultes, des responsabilités. Mais lorsqu'il était là, la soirée n'était plus la même. Les lustres, les robes, les alcools, tout semblait virevolter et scintiller pour lui.
Nelly s'arrêta, remplit de nouveau son verre. – C'est moi qui ai présenté Pierre Sénicier à Marie-Anne de Montalier. Marie-Anne était une amie très proche. C'était une jeune femme blonde, maigre, les cheveux en bataille, qui semblait toujours sortir du lit. Le plus frappant était sa pâleur: une blancheur, une transparence, qui ne pouvait être comparée à aucun autre ton. Marie-Anne appartenait à une riche famille de colons français qui s'étaient installés en Afrique au siècle dernier, sur des terres sauvages. On murmurait que, de peur de s'abîmer avec la race noire, cette famille avait pratiqué des mariages consanguins qui expliquaient aujourd'hui cette anémie.
» A la seconde où Marie-Anne rencontra Pierre, elle en tomba amoureuse. Confusément, je regrettai aussitôt de les avoir présentés. Pourtant, leur destin était scellé. Très vite, la passion de Marie-Anne devint une inquiétude, une angoisse latente qui la ferma au monde extérieur. Elle s'emplit, au fil des jours, d'une lumière sombre qui la rendait plus belle encore. En janvier 1957, Pierre et Marie-Anne se marièrent. Lors du repas de noces, elle me murmura: "Je suis perdue, Nelly. Je le sais, mais c'est mon choix."
» C'est à cette époque que j'ai rencontré Georges Braesler. Il était plus âgé que moi, il écrivait des poèmes et des scénarios. Il souhaitait voyager, en tant que diplomate, "comme Claudel ou Malraux", disait-il. A l'époque, j'étais assez jolie, insouciante et légère, je voyais de moins en moins mes anciennes relations et ne gardais un contact qu'avec Marie-Anne, qui m'écrivait régulièrement. C'est ainsi que je découvris la vraie nature de Pierre Sénicier, son époux, dont elle venait d'accoucher d'un petit garçon.
» En 1958, Sénicier occupait une place importante au service de chirurgie cardiaque de la Pitié. Il avait vingt-cinq ans. Une grande carrière s'ouvrait devant lui, mais un irréversible penchant pour le Mal l'habitait. Marie-Anne m'expliquait cela dans ses lettres. Elle avait remonté le passé de son époux, et découvert des zones d'ombre terrifiantes. Alors qu'il était étudiant, Sénicier avait été surpris en train d'opérer la vivisection de jeunes chats à vif. Les témoins avaient cru à une hallucination: les cris atroces qui résonnaient sous la voûte de la Faculté, les petits corps tordus par la souffrance. Plus tard, on l'avait soupçonné d'actes odieux sur des enfants anormaux, dans un service hospitalier de Ville-juif. On avait découvert sur les êtres débiles des plaies inexplicables, des brûlures, des entailles.
» L'ordre des médecins menaça Sénicier d'interdiction d'exercer, mais, en 1960, un événement majeur survint. Pierre Sénicier réussit une greffe unique: celle d'un cœur de chimpanzé dans le corps d'un homme. Le patient ne survécut que quelques heures mais l'intervention était une réussite sur le plan chirurgical. On oublia les sinistres soupçons. Sénicier devint une gloire nationale, saluée par le monde scientifique. A vingt-sept ans, le chirurgien reçut même la Légion d'honneur, de la main du général de Gaulle.
» Un an plus tard, le vieux Sénicier mourut. Son testament accordait la majorité de ses biens à Pierre, qui utilisa cet argent pour ouvrir une clinique privée, à Neuilly-sur-Seine. En quelques mois, la clinique Pasteur devint un établissement très fréquenté, où les plus riches personnalités de toute l'Europe venaient se faire soigner. Pierre Sénicier était au sommet de sa gloire. Sa volonté humanitaire se manifesta alors. Il fit construire un orphelinat dans les jardins de la clinique, destiné à recueillir de jeunes orphelins ou à prendre en charge l'éducation d'enfants pauvres, notamment tsiganes. Sa notoriété nouvelle lui permit de collecter rapidement des fonds auprès de l'Etat, des entreprises et du grand public.
J'entendis des tintements – le flacon contre le verre – puis le glougloutement du liquide. Quelques secondes de silence, puis Nelly claqua de la langue. Dans mon esprit, la convergence des événements prenait corps, s'élevant comme une houle de ténèbres.
– C'est alors que tout bascula. Les lettres de Marie-Anne changèrent de ton. Elle abandonna l'écriture amicale pour rédiger des lettres exsangues, terribles. (Nelly ricana:) J'étais persuadée que mon amie avait perdu la raison. Je ne pouvais croire à ce qu'elle racontait. Selon elle, l'institution de Sénicier n'était qu'un lieu de barbarie insoutenable. Son époux avait installé en sous-sol un bloc opératoire fermé à double tour, où il pratiquait les pires interventions, sur des enfants: des greffes monstrueuses, des transplantations à vif, d'innombrables tortures…
» Parallèlement, les dossiers d'accusation des familles tsiganes s'accumulaient. Une perquisition à la clinique Pasteur fut décidée. Une dernière fois, les relations et l'influence de Sénicier le sauvèrent. Prévenu à temps de l'arrivée de la police, le chirurgien provoqua un incendie dans les bâtiments de son institut. On eut tout juste le temps d'évacuer les enfants des étages supérieurs et les malades de la clinique. Le pire fut évité. Du moins officiellement. Car personne ne sortit vivant des sous-sols du laboratoire clandestin. Sénicier avait bouclé sa chambre des horreurs et brûlé les enfants greffés.
» Une brève enquête conclut à l'origine accidentelle de l'incendie. Les enfants survivants furent rendus à leurs familles ou transférés vers d'autres centres, le dossier fut classé. Marie-Anne m'écrivit une dernière fois, m'expliquant – comble d'ironie – que son époux était "guéri", qu'ils allaient tous deux partir en Afrique, pour aider et soigner les populations noires. A ce moment, Georges hérita d'un poste diplomatique en Asie du Sud-Est. Il me persuada de le suivre. Nous étions en novembre 1963, j'avais trente-deux ans.
Tout à coup, dans le vestibule, une lumière s'alluma. Un vieil homme, en gilet de laine, apparut, Georges Braesler. Il tenait dans ses bras un oiseau lourd et massif, au plumage boueux. Des plumes grises se répandaient sur le sol. L'homme fit mine de pénétrer dans la pièce, mais Nelly l'arrêta: