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– Va-t'en, Georges.

Il ne manifesta aucune surprise devant cette véhémence. Il ne s'étonna pas non plus de ma présence. Nelly hurla:

– Va-t'en!

Le vieillard tourna les talons et disparut. Nelly but une nouvelle fois et rota. Une profonde odeur de whisky se répandit dans la pièce. La lumière du jour perçait légèrement dans la pièce. J'apercevais maintenant le visage dévasté de Nelly.

– En 1964, après une année passée en Thaïlande, Georges fut encore déplacé. Malraux, son ami personnel, occupait à l'époque la fonction de ministre de la Culture. Il connaissait bien l'Afrique et nous envoya au Centrafrique. Il nous dit alors: «C'est un pays incroyable. Fantastique.» L'auteur de La Voie royale n'aurait su mieux dire, mais il ignorait un détail d'importance: c'est là-bas que Pierre et Marie-Anne Sénicier vivaient désormais, avec leurs deux enfants.

» Nos retrouvailles furent plutôt étranges. Les liens de l'amitié se renouèrent. Le premier dîner fut parfait. Pierre avait vieilli, mais il semblait calme, détendu. Il avait retrouvé ses manières douces et distantes. Il évoqua le destin des enfants africains, perclus de maladies, qu'il fallait s'efforcer de soigner. Il semblait à mille lieues des cauchemars de jadis et je doutais encore des révélations de Marie-Anne.

» Pourtant, progressivement, je compris que la folie de Sénicier était bel et bien présente. Pierre enrageait d'être en Afrique. Il ne supportait pas d'avoir dû mettre fin à sa carrière. Lui qui avait réussi des expériences inédites, uniques, en était maintenant réduit à dispenser une médecine grossière, dans des blocs opératoires qui marchaient à l'essence et des couloirs qui sentaient le manioc. Sénicier ne pouvait l'accepter. Sa colère se mua en une sourde vengeance, tournée contre lui-même et sa famille.

» Ainsi, Sénicier considérait ses deux fils comme des objets d'étude. Il avait dressé des biotypes de chacun d'entre eux, extrêmement précis, analysé leur groupe sanguin, leur type tissulaire, relevé leurs empreintes digitales… Il se livrait sur eux à des expériences atroces, purement psychologiques. Lors de certains dîners, j'assistai à des scènes traumatisantes que je n'oublierai jamais. Lorsque la nourriture arrivait sur la table, Sénicier se penchait sur ses deux garçons et leur murmurait: "Regardez dans votre assiette, mes enfants. Que croyez-vous manger?" Des viandes brunâtres baignaient dans la sauce. Sénicier commençait à les agacer, du bout de sa fourchette. Il répétait sa question: "Quel animal croyez-vous manger ce soir? La petite gazelle? Le petit cochon? Le singe?" Et il continuait à tripoter les morceaux visqueux qui luisaient sous la lumière incertaine de l'électricité, jusqu'à ce que des larmes roulent sur les joues des garçons terrifiés. Sénicier continuait: "A moins que ce ne soit autre chose. On ne sait jamais ce que mangent les nègres, ici. Peut-être que ce soir…" Les enfants s'enfuyaient, dévorés par la panique. Marie-Anne restait de marbre. Sénicier ricanait. Il voulait persuader ses enfants qu'ils étaient cannibales – qu'ils mangeaient chaque soir de la viande humaine.

» Les enfants grandissaient dans la douleur. Le plus âgé bascula dans une véritable névrose. En 1965, à huit ans, sa conscience percevait l'entière monstruosité de son père. Il devint rigide, silencieux, insensible, et, paradoxalement, le préféré. Pierre Sénicier ne se souciait plus que de cet enfant, l'adorait de toutes ses forces, de toute sa cruauté. Cette logique démente signifiait que le petit garçon devait en supporter davantage, encore et encore – jusqu'au traumatisme total. Que cherchait Sénicier? Je ne l'ai jamais su. Mais son fils était devenu aphasique, incapable de toute conduite cohérente.

» Cette année-là, peu de jours après Noël, il passa aux actes. L'enfant se suicida, comme on se suicide en Afrique, en ingurgitant des tablettes de nivaquine qui, consommée à fortes doses, a des conséquences irréversibles sur le corps humain – et notamment sur le cœur. Une seule chose pouvait désormais lui sauver la vie: un nouveau cœur. Comprends-tu la secrète logique du destin de Pierre Sénicier? Après avoir poussé son propre enfant à se tuer, c'était maintenant lui, le chirurgien virtuose, qui était le seul à pouvoir le sauver. Aussitôt, Sénicier décida de tenter une transplantation cardiaque, comme il l'avait fait, cinq ans auparavant, sur un vieil homme de soixante-huit ans. A Bangui, dans sa propriété, il était parvenu à installer un bloc opératoire, relativement aseptisé. Mais il lui manquait la pièce essentielle: un cœur compatible, en parfait état de marche. Il n'eut pas à chercher loin: ses deux fils bénéficiaient d'une compatibilité tissulaire quasi parfaite. Dans sa folie, le docteur décida de sacrifier le cadet, afin de sauver l'aîné. C'était la veille du jour de l'an, la Saint-Sylvestre 1965. Sénicier mit tout en place et prépara la salle d'opération. Dans Bangui, l'effervescence montait. On dansait, on buvait aux quatre coins de la ville. Georges et moi avions organisé une soirée à l'ambassade de France, invitant tous les Européens.

» Alors que le chirurgien s'apprêtait à pratiquer l'intervention, l'Histoire rattrapa son destin. Cette nuit-là, Jean-Bedel Bokassa effectua son coup d'Etat et investit la ville avec ses troupes armées. Des affrontements éclatèrent. Il y eut des pillages, des incendies, des morts. Pour célébrer sa victoire, Bokassa libéra les détenus de la prison de Bangui. La Saint-Sylvestre vira au cauchemar. Dans ce chaos général, il se passa un événement particulier.

» Parmi les prisonniers libérés, se trouvaient les parents de nouvelles victimes de Sénicier qui, depuis un moment, avait repris ses cruelles expériences. Sous divers prétextes, le médecin avait fait emprisonner ces familles, par crainte des représailles. Or ces parents libérés allèrent directement à la demeure de Sénicier, pour exercer leur vengeance. A minuit, Sénicier réglait les derniers détails de l'opération. Les deux enfants étaient sous anesthésie. Les électrocardiogrammes fonctionnaient. Les flux sanguins, les températures étaient sous surveillance, les cathéters prêts à être introduits. C'est alors que les prisonniers surgirent. Ils brisèrent les barrières et pénétrèrent dans la propriété. Ils tuèrent d'abord Mohamed, le régisseur, abattirent ensuite Azzora, sa femme, et leurs enfants, avec le fusil de Mohamed.

» Sénicier entendit les cris, les fracas. Il retourna dans la maison et s'empara du Mauser avec lequel il chassait. Les assaillants, même nombreux, ne pesèrent pas lourd face à Sénicier. Il les abattit un à un. Mais le plus important se passait ailleurs. Profitant du désordre, Marie-Anne, qui avait vu son fils cadet emmené par son père, pénétra dans le bloc opératoire. Elle arracha les tubes, les câbles, et enveloppa son fils cadet dans un drap chirurgical. Elle s'enfuit ainsi, dans la ville à feu et à sang. Elle rejoignit l'ambassade de France où la panique était à son paroxysme. Tous les Blancs étaient terrés à l'intérieur, ne comprenant rien à ce qui se passait. Des balles perdues avaient blessé plusieurs d'entre nous, les jardins étaient en feu. C'est alors que j'aperçus Marie-Anne, à travers les fenêtres de l'ambassade. Elle surgit littéralement des flammes, dans une robe à rayures bleues, maculée de terre rouge. Elle tenait dans ses bras un petit corps enveloppé. Je courus dehors, pensant que l'enfant avait été blessé par les soldats. J'étais totalement saoule et la silhouette de Marie-Anne dansait devant mes yeux. Elle hurla: "Il veut le tuer, Nelly! Il veut son cœur, tu comprends?" En quelques secondes, elle me raconta tout: le suicide de l'aîné, la nécessité d'une greffe cardiaque, le projet de son mari. Marie-Anne haletait, serrant le petit corps endormi. "Il est le seul à pouvoir sauver son frère. Il doit disparaître. Totalement." Disant cela, elle saisit les deux mains de l'enfant inanimé et les enfonça dans un taillis en flammes. Elle répéta, en scrutant les petites paumes qui brûlaient: "Plus d'empreintes, plus de nom, plus rien! Prends l'avion, Nelly. Disparais avec cet enfant. Il ne doit plus exister. Jamais. Pour personne." Et elle laissa la boule de nerfs et de souffrance, à mes pieds, dans la terre rouge. Je n'oublierai jamais sa silhouette, Louis, quand elle repartit, chancelante. Je savais que je ne la reverrais jamais.