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Nelly se tut. Je dressai mes mains brûlées devant mon visage noyé par les larmes, balbutiai:

– Oh, mon Dieu, non…

– Si, Louis. Cet enfant, c'était toi. Pierre Sénicier est ton père. L'infernal chaos de la Saint-Sylvestre 1965 fut ta seconde naissance, qui ne te laissa, par chance, aucun souvenir. Cette nuit-là, on annonça que les Sénicier avaient péri dans l'incendie de leur villa. Il n'en était rien: la famille avait pris la fuite, je ne sais où. Marie-Anne fit croire à son époux que tu étais mort dans l'incendie. Pierre parvint à maintenir son autre fils en vie, à pratiquer une greffe cardiaque, sans doute dans un hôpital du Congo. L'enfant rejeta l'organe peu de temps après, mais le chirurgien avait réussi, sur sa propre progéniture, la première transplantation cardiaque. D'autres interventions suivirent. Depuis cette date, Sénicier vole des cœurs et les greffe sur son enfant survivant, qui agonise depuis près de trente ans. Sénicier cherche encore, Louis. Il traque les cœurs, à travers la planète. Il cherche ton cœur, l'organe absolument compatible avec le corps de Frédéric.

Mes mains s'agrippèrent à mon visage, les larmes m'étouffaient:

– Non, non, non…

Nelly reprit d'une voix sourde:

– Cette nuit-là, j'ai suivi les ordres de Marie-Anne. Georges et moi avons affrété un avion et nous avons fui. De retour à Paris, je t'ai soigné. J'ai inventé pour toi une nouvelle identité. (Nelly éclata de rire:) Nous allions être envoyés en Turquie, à Antakya. J'ai trouvé amusant – sinistrement amusant, devrais-je dire – de t'appeler Antioche, l'ancien nom de cette ville où nous allions séjourner. Je n'ai eu aucun mal à faire imprimer de nouveaux papiers d'identité. Georges bénéficiait de fortes influences au sein du gouvernement. Tu es devenu «Louis Antioche». Tu n'avais plus d'empreintes digitales. Sur ta carte d'identité, les empreintes d'encre sont celles d'un petit noyé dont Georges a utilisé les mains, à la morgue de Paris, une froide nuit de février. Nous avons récrit ton histoire, Louis. Tu étais le fils d'une famille de médecins charitables qui avaient disparu dans un incendie en Afrique. Toi seul avais survécu. Voilà comment nous t'avons «créé», de toutes chairs.» J'ai ensuite retrouvé la nourrice qui m'avait élevée. Nous l'avons payée pour qu'elle prenne en charge ton éducation. Elle-même a toujours ignoré la vérité. De notre côté, nous avons disparu. C'était trop dangereux. Tu ne te doutes pas de l'intelligence, de la ténacité, de la duplicité de ton père. Loin de nous, loin du passé, Louis Antioche n'avait rien à craindre. Je devais simplement jouer les marraines distantes, te faciliter l'existence dès que je pouvais. Depuis ce jour, je n'ai fait qu'une erreur: te présenter à Max Böhm. Car le Suisse connaissait ton histoire. Je lui avais tout raconté, un jour de désarroi. Je le prenais pour un ami, un vieil "Africain", comme Georges et moi. Aujourd'hui, je comprends que Max connaissait lui aussi Sénicier et que, pour une raison que j'ignore, il t'a confié cette enquête dans le seul but de se venger de ton propre père. Je hurlai, à travers mes larmes:

– Mais aujourd'hui, qui est Sénicier? Qui est-il, nom de Dieu! Parle, Nelly. Je t'en supplie: sous quel nom se cache-t-il?

Nelly vida son verre d'un trait.

– C'est Pierre Doisneau, le fondateur de Monde Unique.

VI Calcutta, suite et fin

54

4 octobre 1991, 22 h 10, heure locale.

Que mon destin se scelle à Calcutta était logique, parfait, irréversible. Seul l'enfer croupissant de la ville indienne offrait un contexte assez noir pour accueillir les ultimes violences de mon aventure.

En sortant de l'avion d'Air India, des parfums humides et écœurants jaillirent, tels les derniers râles de la mousson. Une nouvelle fois, les tropiques m'ouvraient leurs portes ardentes.

Je suivis le cortège des autres voyageurs, grosses dames en sari éclatant, petits hommes secs en costume sombre. A Dacca, dernière escale, j'avais définitivement quitté le monde des touristes qui s'embarquaient pour Katmandou et rejoint les voyageurs bengalis. J'étais de nouveau seul, seul parmi les Indiens qui rentraient au pays, les missionnaires et les infirmières dévoués aux causes perdues – ma faune familière.

Nous pénétrâmes dans les bâtiments de l'aéroport au plafond constellé de ventilateurs qui tournaient avec lenteur. Tout était gris. Tout était tiède. Dans un recoin de la salle, un ouvrier malingre creusait à coups de pioche les couches profondes du sol. A ses côtés, des enfants se cachaient le visage et exhibaient une poitrine grêlée. Calcutta, la ville-mouroir, m'accueillait sans fioriture.

Trois jours auparavant, en sortant de la demeure des Braesler, larmes et terreurs effacées, j'avais repris ma voiture, traversé la campagne et regagné la capitale. Le jour même, je m'étais rendu au consulat indien, afin d'effectuer une demande de visa pour le Bengale, à l'est de l'Inde. «Touriste?» m'avait interrogé une petite femme, d'un air soupçonneux. J'avais dit oui, en hochant la tête. «Et vous partez à Calcutta?» J'avais acquiescé de nouveau, sans un mot. La femme avait pris mon passeport et déclaré: «Revenez demain, à la même heure.»

Dans mon bureau, durant cette journée, pas une pensée, pas une réflexion n'était venue fissurer ma conscience. J'avais attendu simplement que les heures passent, assis sur le parquet, scrutant mon maigre sac de voyage et mon arme chargée à bloc. Le lendemain matin, à huit heures trente, j'avais récupéré mon passeport, frappé du visa indien, puis filé directement à Roissy. J'étais inscrit sur toutes les listes d'attente des vols qui pouvaient me rapprocher, d'une quelconque façon, de ma destination. A quinze heures, j'avais embarqué pour Istanbul, puis pour l'île de Bahreïn, dans le golfe Persique. J'avais ensuite gagné Dacca, au Bangladesh, ma dernière escale. En trente-quatre heures de vols et d'attentes interminables, j'avais atteint finalement Calcutta, capitale communiste du Bengale.

Je pris un taxi, une Ambassador, voiture standard au Bengale, surgie des années cinquante. Je donnai l'adresse d'un hôtel qu'on m'avait conseillé à l'aéroport: le Park Hôtel, Sudder Street, situé dans le quartier européen. Après dix minutes de route de campagne herbue, la sourde chaleur s'ouvrit brutalement sur la cité bengali.

Même à cette heure tardive, Calcutta pullulait. Dans la poussière nocturne, des milliers de silhouettes se découpaient: des hommes en chemisette, au visage noyé d'ombre, des femmes en sari multicolore, dont le ventre nu se perdait dans l'obscurité. Je ne repérais aucun visage, seulement les taches de couleur au front des filles ou le regard blanc et noir de quelques passants. Je ne distinguais pas non plus les devantures ou l'architecture des maisons, j'avançais dans un boyau d'ombre dont les parois semblaient uniquement constituées de têtes brunes, de bras et de jambes faméliques. Partout la foule grouillait. Les voitures s'entrechoquaient, les klaxons résonnaient, les tramways grillagés se frayaient un passage parmi la foule. De temps à autre, un cortège bruyant surgissait. Des êtres hagards, drapés de rouge, de jaune, de bleu, frappaient sur des percussions et jouaient des mélopées entêtantes, dans des fumées acres d'encens. Un mort. Une fête. Puis de nouveau la tourbe se refermait. Des lépreux s'agglutinaient, frôlant la voiture, cognant la vitre. On découvrait aussi, dans le chaos de la nuit, résonnante de clochettes, la curiosité majeure de Calcutta: les rick-shawallas, ces hommes-bêtes qui tirent des pousse-pousse à travers la ville, galopant sur leurs jambes frêles, marchant sur l'asphalte éventré et respirant les gaz à pleine gorge.