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Mais les hommes n'étaient rien, comparés aux odeurs: des relents insupportables, qui vagabondaient dans l'air comme des créatures violentes, enragées, cruelles. Vomi, moisi, encens, épices… La nuit ressemblait à un monstrueux fruit pourri.

Le taxi pénétra dans Sudder Street.

Au Park Hôtel, je donnai un faux nom et changeai deux cents dollars en roupies. Ma chambre était située au premier étage, à l'extrémité d'un escalier à ciel ouvert. Elle était petite, sale et puante. J'ouvris la fenêtre, qui donnait sur les cuisines. Insoutenable. Je la refermai aussitôt et verrouillai la porte. Depuis un moment, je ne cessais de renifler et de cracher. Ma gorge et mes parois nasales étaient emplies d'une substance noirâtre, les plis de ma chemise creusés par cette même pourriture dégueulasse, la pollution. Une demi-heure de Calcutta et j'étais déjà empoisonné de l'intérieur.

Je pris une douche, dont l'eau me sembla aussi sale que le reste, et me changeai. Ensuite je réunis les différentes pièces du Glock. Lentement, en quelques gestes sûrs, je recomposai l'arme. Je plaçai seize balles dans le chargeur puis le calai au creux de la crosse. Je fixai à ma ceinture mon holster et replaçai dessus ma veste de toile. Je me regardai dans la glace. Un parfait secrétaire d'ambassade ou chargé de mission de la Banque mondiale. Je déverrouillai ma porte et sortis.

J'empruntai la première ruelle qui s'offrit à moi, un boyau surpeuplé sans chaussée ni trottoir, juste de l'asphalte ravagé sur les bords duquel des mendiants accroupis me lançaient des regards suppliants. Des Indiens, des Népalais, des Chinois m'accostaient pour me proposer de changer mes dollars. De maigres boutiques, dont les devantures n'étaient que des trous dans des gravats, s'ouvraient sur des profondeurs nauséabondes. Thé, galettes, currys… Des flots de fumée obstruaient les ténèbres. Enfin je découvris une large place, sur laquelle se dressait l'édifice d'un marché couvert.

De nombreux braseros scintillaient. Des visages flottaient autour, creusés de reflets dorés. Tout au long de la place, des centaines d'hommes dormaient. Des corps agglutinés sous des couvertures, prostrés dans un sommeil de poix. L'asphalte était humide et luisait, çà et là, comme une moire de fièvre. Malgré l'horreur de cette misère, malgré la puanteur innommable, cette vision était flamboyante. J'y surprenais la texture particulière de la nuit tropicale. Ce noir, ce bleu, ce gris, percés d'or et de feu, embués par les fumées et les parfums, et qui révèlent comme le grain secret de la réalité.

Je m'enfonçai encore dans la nuit.

Je tournai, obliquai, sans me soucier de mon orientation. J'arpentais maintenant le marché couvert, où s'ouvraient d'étroites ruelles, mal pavées, couvertes de pourriture et de substances avariées. De temps à autre, des portes s'entrebâillaient sur des salles immenses, où des hommes-fourmis portaient et tiraient des cageots démesurés, sous l'éclairage blafard des ampoules électriques. Pourtant, ici, l'agitation faiblissait. Des Bengalis écoutaient la radio, accroupis devant leur échoppe éteinte. Des coiffeurs rasaient quelques têtes, d'une main lasse. Des hommes jouaient à un jeu étrange, une sorte de ping-pong, debout dans ce qui devait être, le jour, un abattoir – les murs arboraient de longues traînées de sang. Et partout, les rats. Des rats énormes, puissants, qui allaient et venaient comme des chiens, en toute liberté. Parfois un Indien en surprenait un à ses pieds, grignotant une salade flétrie. Il le poussait alors d'un coup de pied, comme s'il s'était agi d'un simple animal domestique.

Cette nuit-là, je marchai de longues heures, tentant d'apprivoiser la ville et ses terreurs. Lorsque je retrouvai le chemin de l'hôtel, il était trois heures du matin. Le long de Sudder Street, je respirai encore une fois l'odeur de la misère et crachai de nouveau du noir.

J'esquissai un sourire.

Oui, sans conteste, Calcutta était un lieu idéal.

Pour tuer ou pour mourir.

55

A l'aube, je pris une nouvelle douche et m'habillai. Je quittai ma chambre à cinq heures trente et interrogeai le Bengali qui sommeillait dans le hall de l'hôtel – un comptoir de bois posé sur une estrade, bordant de maigres jardins. L'Indien ne connaissait qu'un centre de Monde Unique, près du pont d'Howrah. Je ne pouvais pas le manquer: il y avait toujours une longue file d'attente à cet endroit. «Rien que des gueux et des incurables», précisa-t-il avec un air de dégoût. Je le remerciai, pensant que le mépris était un luxe qu'on ne pouvait pas s'offrir à Calcutta.

Le jour hésitait encore à se lever. Sudder Street était grise, constituée d'hôtels décrépits et de snacks graisseux, où l'on offrait pêle-mêle des «breakfast anglais» et des «poulets tandoori». Quelques rickshawallas somnolaient sur leur engin, cramponnés à leur clochette-klaxon. Un homme à moitié nu, dont le regard exhibait un œil crevé, me proposa un chaï – du thé parfumé au gingembre, servi dans une tasse de grès. J'en bus deux, brûlants et trop forts, puis me mis en marche, en quête d'un taxi.

Au bout de cinq cents mètres, de vieux palais victoriens, fissurés et sans couleur, jaillirent des deux côtés de la rue. A leur pied, des centaines de corps jonchaient les trottoirs, blottis sous des toiles crasseuses. Quelques lépreux, sans doigts ni visage, me repérèrent et vinrent aussitôt à ma rencontre. J'accélérai le pas. Enfin j'atteignis Jawaharlal Nehru Road, vaste avenue bordée de musées en ruine. Tout du long, des mendiants proposaient des attractions. L'un d'eux, en position de lotus, face à un trou creusé dans l'asphalte, y glissait la tête, l'enterrait totalement avec du sable, puis dressait son corps à l'envers, genoux vers le ciel. Si on appréciait la prouesse, on pouvait donner quelques roupies.

Je hélai un taxi et partis en direction du pont d'Howrah, plein nord. Le soleil se levait sur la ville. Les rails des tramways luisaient entre les pavés herbus. Le trafic n'était pas encore dense. Seuls des hommes tirant des chariots énormes couraient en silence le long de la chaussée. Au bord des trottoirs, des gaillards au teint sombre se lavaient dans les caniveaux. Ils crachaient des glaires, se raclaient la langue à l'aide d'un filin d'acier et s'astiquaient à coups d'eaux usées. Plus loin, des enfants exploraient avec application des monceaux d'ordures à moitié brûlées, dont les cendres s'effeuillaient au vent. De vieilles femmes déféquaient sous des arbustes et des grappes humaines commençaient à remplir les rues, dégorgeant des maisons, des trains, des tramways. A mesure que la chaleur montait, Calcutta transpirait des hommes. Au fil des rues et des avenues, je découvris aussi les inévitables temples, les vaches osseuses et les saddhus, dont le front porte une larme de couleur. L'Inde, l'horreur et l'absolu réunis dans un baiser d'ombre.

Le taxi parvint sur Armenian Ghat, au bord du fleuve. Le centre Monde Unique se dressait à l'ombre d'un pont autoroutier. Planté le long du trottoir, parmi les marchands ambulants, il était constitué d'un auvent de toile, soutenu par des piliers métalliques. Dessous, des Européens au teint clair ouvraient des cartons de médicaments, installaient des citernes d'eau potable, répartissaient des packs de nourriture. Le centre s'étendait ainsi sur trente mètres – trente mètres de vivres, de soins et de bonne volonté. Ensuite, c'était l'infinie file d'attente des malades, des boiteux et autres faméliques.

Je m'assis discrètement derrière la cahute d'un cureur d'oreilles, et attendis, scrutant l'œuvre de ces apôtres d'un monde meilleur. Je regardai aussi défiler les Bengalis en marche vers leur travail ou leur destin de misère. Peut-être venaient-ils, avant d'attaquer leur journée, de sacrifier une chèvre à Kali ou de se baigner dans les eaux grasses du fleuve. La chaleur et les odeurs me donnaient la migraine.