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Enfin, à neuf heures, il parut.

Il marchait en solitaire, une sacoche en cuir élimé au poignet. Je rassemblai toutes mes forces pour me lever et l'observer en détail. Pierre Doisneau/Sénicier était un homme grand et maigre. Il portait un pantalon de toile claire et une chemise à manches courtes. Son visage était effilé comme un silex. Son front taillait haut dans ses cheveux gris frisés et il arborait un sourire dur, maintenu par des mâchoires agressives, tendues sous la peau. Pierre Doisneau. Pierre Sénicier. Le voleur de cœurs.

Instinctivement, je serrai la crosse du Glock. Je n'avais pas de plan précis, je voulais seulement observer les événements. La cour des miracles grossissait encore. Les jolies blondes, en short fluorescent, qui aidaient les infirmières indiennes, passaient les compresses et les médicaments avec un air d'ange appliqué. Les lépreux et les mères maladives défilaient, prenant leur ration de pilules ou de nourriture, dodelinant de la tête en signe de reconnaissance.

Il était onze heures quinze et Pierre Doisneau/Sénicier s'apprêtait à repartir.

Il boucla sa mallette, distribua quelques sourires, puis disparut dans la foule. Je le suivis à bonne distance. Il n'y avait aucune chance pour qu'il me repère dans ce bouillon d'êtres vivants. En revanche, je pouvais apercevoir sa haute silhouette à cinquante mètres devant moi. Nous marchâmes ainsi durant vingt minutes. Le doc ne semblait craindre aucune représaille. Qu'aurait-il pu redouter? A Calcutta, il était un véritable saint, un homme adulé de tous. Et cette foule qui l'entourait constituait la meilleure des protections.

Sénicier ralentit. Nous étions parvenus dans un quartier de meilleure apparence. Les rues étaient plus vastes, les trottoirs moins sales. Au détour d'un carrefour, je reconnus un centre MU. Je ralentis et conservai une distance d'environ deux cents mètres.

A cette heure, la chaleur était accablante. La sueur ruisselait sur mon visage. Je m'abritai à l'ombre, auprès d'une famille qui semblait vivre sur ce trottoir depuis toujours. Je m'assis auprès d'eux et demandai un thé – le genre touriste qui aime se plonger dans la misère.

Une nouvelle heure passa. Je scrutais les faits et gestes de Sénicier, qui poursuivait ses activités bienfaisantes. Le spectacle de cet homme, dont je connaissais les crimes, jouant ici au bon Samaritain, me coupait le souffle. J'éprouvais en profondeur sa nature ambivalente. Je saisis qu'à chaque instant de sa vie, lorsqu'il plongeait ses mains dans des viscères ou soignait une femme lépreuse, il était aussi sincère. Aux prises avec la même folie des corps, de la maladie, de la chair.

Cette fois, je changeai de tactique. J'attendis que Sénicier parte pour m'approcher et lier connaissance avec quelques-unes des Européennes qui jouaient ici aux infirmières. Au bout d'une demi-heure, j'appris que la famille Doisneau vivait dans un immense palais, le Marble Palace, cédé par un riche brahmane. Le docteur comptait y ouvrir un dispensaire.

Je détalai à toutes jambes. Une idée avait surgi dans mon esprit: attendre Sénicier au Marble Palace, et l'abattre sur son propre terrain. Dans son bloc opératoire. J'attrapai un taxi et filai vers Salumam Bazar. Après une demi-heure de foule, de rues étroites, de klaxon bloqué, le taxi s'engouffra dans un véritable souk. La voiture ne passait qu'en accrochant les échoppes ou le sari des femmes. Les injures pleuvaient et le soleil explosait, à coups d'éclats disparates, à travers la multitude. Le quartier semblait se resserrer, s'approfondir, comme le boyau d'une fourmilière. Puis, tout à coup, jaillit un immense parc, où se dressait, parmi un bouquet de palmiers, une vaste demeure, aux colonnes blanches.

– Marble Palace? hurlai-je au chauffeur.

L'homme se retourna et acquiesça, me souriant de toutes ses dents d'acier.

Je le payai et bondis dehors. Mes yeux refusaient de croire ce qu'ils contemplaient. Derrière les hautes grilles, des paons et des gazelles se promenaient. L'entrée du parc n'était pas même fermée. Il n'y avait ni garde ni sentinelle pour m'arrêter. Je traversai la pelouse, grimpai les marches et pénétrai dans le palais aux Mille Marbres.

Je tombai sur une grande pièce, claire et grise. Tout était en marbre, un marbre qui variait les couleurs et les reliefs, déployait des nervures rosâtres, des filaments bleuis, des blocs sombres et compacts, offrant un mélange de pesanteur et de beauté glacée. Surtout, la pièce était remplie de centaines de statues, blanches et élégantes – des sculptures d'hommes et de femmes, dans le style de la Renaissance, comme tout droit sorties d'un palais florentin.

Je traversai la forêt de bustes. Leurs regards calmes et fantomatiques semblaient me suivre. De l'autre côté, des portes ouvraient sur un patio surmonté d'un balcon de pierre. J'avançai dans la cour. De hautes façades s'élevaient, percées de fenêtres finement ciselées. Marble Palace formait une gigantesque enceinte, entourant cet îlot de fraîcheur et de sérénité. Ce patio était son cœur, sa véritable raison d'être. Les fenêtres, les rambardes de pierre, les ciselures des colonnes n'avaient rien à voir avec la tradition indienne ni même l'architecture victorienne. Encore une fois, j'avais l'impression de marcher dans une demeure de la Renaissance italienne.

Des plantes tropicales composaient un jardin, creusé de quelques marches, dans le dallage de marbre. Des jets d'eau oscillaient au fil de la brise. Il se dégageait de ce lieu irréel une atmosphère ombrée, une tranquillité solitaire, quelque chose comme le rêve très doux d'un harem déserté. Çà et là, des statues s'élevaient encore, lançant leurs courbes et leurs corps au-devant des rares rayons de soleil qui pénétraient ici. Se pouvait-il que nous soyons à Calcutta, au centre du chaos indescriptible? De légers cris d'oiseaux retentissaient. Je me glissai dans le passage abrité qui longeait le patio. Aussitôt je discernai, suspendues le long des murs, de grandes cages de bois où évoluaient des oiseaux blancs.

– Ce sont des corneilles, des corneilles blanches.

Elles sont uniques. Je les élève ici depuis des années.

Je me retournai: Marie-Anne Sénicier se tenait devant moi, telle que je l'avais toujours imaginée, ses cheveux blancs groupés en un haut chignon au-dessus de son visage sans couleur. Seule sa bouche purpurine jaillissait, tel un fruit sanguin et cruel. Mes yeux se voilèrent, mes jambes ployèrent. Je voulus parler, mais je m'écroulai sur une marche et vomis le tréfonds de mes tripes. Je toussai et crachai encore, de longues secondes, des flots de bile. Enfin je marmonnai, à travers ma gorge meurtrie:

– Exc… excusez-moi… je…

Marie-Anne coupa court à mon agonie:

– Je sais qui tu es, Louis. Nelly m'a téléphoné. Nos retrouvailles sont plutôt étranges. (Et elle ajouta, d'une voix plus douce:) Louis, mon petit Louis.

Je m'essuyai la bouche – du sang avait jailli – et levai les yeux. Ma mère véritable. L'émotion m'écrasait, je ne pouvais parler. C'est elle qui continua, de sa voix absente:

– Ton frère dort, là-bas, au fond du jardin. Veux-tu le voir? Nous avons du thé.

Je hochai la tête, en signe d'assentiment. Elle voulut m'aider. Je repoussai ses mains et me levai seul, en ouvrant mon col de chemise. Je m'acheminai vers le centre du patio et écartai les plantes. Derrière, il y avait des sofas, des coussins et un plateau d'argent où fumait une théière cuivrée. Sur l'un des sofas, un homme dormait, en tunique indienne. Tout à fait chauve, son visage était d'une blancheur de plâtre où des sillons semblaient avoir été creusés par un burin minuscule. Sa posture était celle d'un enfant, mais cet être paraissait plus âgé que le marbre qui l'entourait. L'étranger me ressemblait. Il offrait ce même visage de fin de race, au front haut et aux yeux las, enfoncés dans leurs orbites. Mais son corps n'avait rien à voir avec ma carrure. Sa tunique laissait deviner des membres squelettiques, une taille étroite. A hauteur du thorax, on discernait un gros pansement dont les fibres cotonneuses dépassaient par l'échancrure brodée. Frédéric Sénicier, mon frère, le greffé éternel.