– Il dort, murmura Marie-Anne. Veux-tu que nous le réveillions? La dernière opération s'est très bien passée. C'était en septembre.
Le visage de la petite Gomoun jaillit dans ma mémoire. Un furieux déchirement s'ouvrit dans mon ventre. Marie-Anne ajouta, comme si le monde extérieur n'existait plus:
– Lui seul peut le maintenir en vie, comprends-tu? Je demandai, à voix basse:
– Où est le bloc?
– Quel bloc?
– La salle d'opération.
Marie-Anne ne répondit rien. A quelques centimètres, je percevais son haleine de vieille femme.
– En bas, dans les sous-sols de la maison. Personne ne doit y aller. Tu n'as pas idée…
– A quelle heure descend-il, le soir?
– Louis…
– A quelle heure?
– Vers onze heures.
Je regardais toujours Frédéric, l'enfant-vieillard, dont le torse se soulevait selon un rythme irrégulier. Je ne pouvais quitter des yeux le pansement qui gonflait sa chemise.
– Comment peut-on pénétrer dans son laboratoire?
– Tu es fou.
J'avais retrouvé mon calme. Il me semblait sentir mon sang affluer en longues vagues régulières dans mes veines. Je me retournai et fixai ma mère.
– Y a-t-il un moyen de pénétrer dans ce putain de bloc?
Ma mère baissa les yeux et murmura:
– Attends-moi.
Elle traversa le patio puis revint, quelques minutes plus tard, la main serrée sur un trousseau de clés. Elle ouvrit l'anneau et me tendit une seule clé, avec un doux regard perdu. Je saisis la tige de fer, puis dis simplement:
– Je reviendrai ce soir. Après onze heures.
56
Marble Palace, minuit. En descendant les marches, de lourds et profonds effluves m'accueillirent. C'était l'odeur même de la mort, celle d'une essence, d'un suc de ténèbres, si forte qu'elle semblait nourrir, malgré moi, les pores de ma peau. Le sang. Des torrents de sang. J'imaginai des paysages immondes. Une toile de fond rouge sombre, sur laquelle voyageaient des crêtes rosâtres, des vermeils délayés, des croûtes brunes.
Parvenu en bas de l'escalier, je tombai sur la porte du sas frigorifique, bloquée par un verrou d'acier. J'utilisai la clé de ma mère. Dehors, la nuit était totale. Mais la silhouette qui s'était glissée par l'escalier ne m'avait pas trompé. L'animal venait de rentrer dans sa tanière. La lourde porte pivota. Glock au poing, je pénétrai dans le laboratoire de mon père.
Une fraîcheur tempérée m'enveloppa le corps. Aussitôt je réalisai l'atroce cauchemar qui m'entourait. Je marchais de plain-pied dans les photographies de Max Böhm. Au sein d'une salle de faïence, éclairée par des néons blancs, une véritable forêt de cadavres se déployait. Des corps pendaient à des crochets, dont les pointes acérées transperçaient les joues, les cartilages faciaux, les orbites, pour luire à leur extrémité d'un éclat maléfique. Tous les corps étaient ceux d'enfants indiens. Ils se balançaient légèrement, couinant doucement sur leur pivot, exhibant des meurtrissures démentes: cages thoraciques ouvertes, coupures zébrant les chairs, bouches d'ombre creusées aux articulations, têtes d'os saillantes… Et partout, du sang. Des torrents séchés qui semblaient enduire et vernir les torses. Des ruissellements immobiles, qui dessinaient des arabesques au fil des reliefs cutanés. Des éclats d'encre, qui tachetaient les visages, les poitrines, les entrejambes.
Le froid et la terreur me hérissaient la peau. J'eus la sensation que ma main allait tirer malgré moi. Je plaçai mon index le long du canon, en position de combat, puis me forçai à avancer encore, les yeux grands ouverts.
Au centre de la pièce, sur un bloc de carrelage, des têtes étaient agglutinées. Des minces visages tordus par le tourment, pétrifiés sur leur dernière expression. Sous les orbites, de longs cernes bleuâtres s'étendaient en croissants de souffrance. Toutes ces têtes étaient coupées net à la base du cou. Je longeai l'étal. Au bout, je découvris un amas de membres. Les petits bras et les minces jambes, à la peau sombre, s'entremêlaient, dessinant des entrelacs abominables. Une mince couche de givre les recouvrait. Mon cœur battait comme une bête affolée. Tout à coup, sous ce taillis atroce, je discernai des organes génitaux. Des sexes de garçon, arasés à leur base. Des vulves de fillette, rougeoyantes, posées comme des poissons de chair. Je me mordis les lèvres pour ne pas hurler. Une sensation chaude inonda ma gorge. Je venais de rouvrir ma cicatrice.
J'écoutais, sens en éveil, et avançai encore. Les pièces défilaient, variant les horreurs. Des éléments sanguinolents étaient à l'abri, dans de petits sarcophages. Des tronçons de corps se balançaient lentement, dans un tournis de givre. J'aperçus des scanners scintillants, suspendus, exhibant des monstruosités incompréhensibles. Des sortes de cœurs siamois, des générations spontanées de foies ou de reins, agglutinés dans un seul corps, comme au fond d'un bocal. A mesure que j'avançais, la température baissait.
Enfin je découvris la dernière porte. Elle n'était pas fermée. Je l'entrouvris, ma poitrine se rompait à force de battements. C'était le bloc opératoire, absolument vide. Au centre, entourée d'étagères de verre, trônait une table d'opération sous une lampe convexe qui diffusait un éclairage blanc. Vide, elle aussi. Personne, ce soir, ne subirait d'atrocités. Je tendis le cou et risquai un regard.
Soudain, un froissement d'étoffes me fit tourner la tête. En même temps, je ressentis une intense brûlure à la nuque. Le Dr Pierre Sénicier était sur moi, une seringue plantée dans ma chair. Je reculai en rugissant et arrachai l'aiguille. Trop tard. Déjà mes sens s'obscurcissaient. Je pointai mon arme. Mon père brandit ses mains, comme effrayé, mais il avança lentement et parla d'une voix très douce:
– Tu ne vas pas tirer sur ton propre père, n'est-ce pas, Louis?
Lentement, il approcha et me força à reculer. Je tentai de lever le Glock, mais toute force avait abandonné mon poignet. Je butai contre la table d'opération, rouvris les yeux d'un coup: durant un centième de seconde je m'étais endormi. La lumière blanche précipitait mon vertige. Le chirurgien reprit:
– Je n'espérais plus cet instant, mon fils. Nous allons reprendre les choses là où nous les avons laissées, toi et moi, il y a si longtemps, et sauver Frédéric. Ta mère n'a pas su contenir son émotion, Louis. Tu sais comme sont les femmes…
A cet instant j'entendis le claquement mat de la porte du sas, des pas précipités. Dans les brumes de glace, ma mère surgit, les ongles braqués sur nous. Son visage était entièrement transpercé d'épingles et de lames. Je vacillai. Dans un dernier sursaut, j'écrasai la gâchette du Glock en direction de mon père. Le cliquetis du métal résonna à travers les cris de ma mère, qui n'était plus qu'à quelques centimètres. Je compris que l'arme était enrayée. En forme d'éclair, je revis l'image de Sarah, qui m'inculquait le maniement des armes. Je tiraillai la culasse et fis jaillir la balle au-dehors. Je réarmais lorsque j'entendis un «non» abominable. Ce n'était pas la voix de ma mère, ni celle de mon père. C'était ma propre voix qui hurlait, alors que le monstre tranchait la tête de son épouse à l'aide d'une faux métallique et scintillante. Mon second «non» s'étouffa dans ma gorge. Je lâchai le Glock et tombai à la renverse, dans un cliquetis de verre. Des détonations retentirent. Le torse de mon père explosa en mille débris sanglants. Je crus à une hallucination. Mais en m'écrasant sur le sol, je perçus l'image inversée du Dr Milan Djuric, le nain tsigane, debout sur les marches, un fusil-mitrailleur Uzi dans les mains. L'arme fumait encore de la rafale rédemptrice qu'elle venait de tirer.
57