Je conduisais machinalement, scrutant le ciel atone qui se découpait entre les toits et les câbles électriques. Tout à coup, Djuric m'arrêta. «C'est là», dit-il en m'indiquant une forteresse de pierre, sur la droite. Le mur d'enceinte était surmonté de plusieurs tours en forme de pains de sucre, ciselées d'ornements et de sculptures. Je garai la voiture pendant que Djuric franchissait l'entrée. Je le rejoignis aussitôt et pénétrai dans une vaste cour intérieure, à l'herbe rase.
Aux quatre coins, des fagots de bois brûlaient. Autour, des hommes squelettiques attisaient les feux, maintenant les braises en un foyer compact, à l'aide d'un long bâton. Les flammes lançaient des éclats livides et dégageaient d'épais nuages de fumée noire. Je reconnus l'odeur, celle de la chair calcinée, et aperçus une main s'échapper de l'un des brasiers. Sans sourciller, un homme ramassa le débris humain, puis le replaça dans les flammes. Exactement comme je l'avais fait moi-même, quelques minutes auparavant. Je levai les yeux. Les tours de pierre se dressaient dans l'aube grise. Je m'aperçus que je ne connaissais aucune prière. Au fond de la cour, Djuric parlait avec un homme âgé. Il s'exprimait avec fluidité en bengali. Il donna une épaisse liasse de roupies au vieillard, puis revint dans ma direction.
– Un brahmane va venir, m'expliqua-t-il. Une cérémonie sera organisée dans une heure. Ils disperseront les cendres dans le fleuve. Tout se passera comme pour de véritables Indiens, Louis. Nous ne pouvons faire mieux.
J'acquiesçai, sans rien ajouter. Je scrutai deux Bengalis qui venaient d'allumer un large fagot, sur lequel reposait un corps drapé de blanc. Djuric suivit mon regard puis murmura:
– Ces hommes sont des Doms, la caste la plus basse dans la hiérarchie indienne. Eux seuls sont autorisés à manipuler les morts. Il y a des milliers d'années, ils étaient chanteurs et jongleurs. Ce sont les ancêtres des Roms. Mes ancêtres, Louis.
Nous portâmes la tête et le corps de Marie-Anne Sénicier ainsi que celui de Frédéric enveloppés dans un drap. Nul ne pouvait soupçonner qu'il s'agissait d'Occidentaux. Djuric s'adressa de nouveau au vieil homme. Cette fois il parla plus fort et le menaça du poing. Je ne comprenais rien. Nous partîmes aussitôt après. Avant de monter dans la voiture, le nain hurla encore quelque chose au vieillard, qui hocha la tête d'un air craintif et haineux. En route, Djuric m'expliqua:
– Les Doms ont coutume d'économiser sur le bois. Lorsque les corps sont à moitié consumés, ils les livrent aux vautours du fleuve et revendent le bois non utilisé. Je ne voulais pas cela pour Marie-Anne et Frédéric.
Je fixais toujours la route, devant moi. De sombres larmes coulaient sur mes joues. Plus tard, lorsque nous prîmes l'avion pour Dacca, j'avais encore dans la gorge le goût de la carne brûlée.
Epilogue
Quelques jours plus tard, à Calcutta, un cortège de plusieurs dizaines de milliers de participants a célébré le docteur français Pierre Doisneau et sa famille, disparus tragiquement dans l'incendie du laboratoire. En Europe, on a peu parlé de cette disparition. Le Dr Pierre Doisneau était une légende, mais une légende lointaine et irréelle. D'ailleurs, son œuvre perdure, au-delà de sa mort. Plus que jamais l'organisation Monde Unique se développe et déploie ses bienfaits. Les médias évoquent même la possibilité que Pierre Doisneau obtienne le prix Nobel de la Paix 1992, à titre posthume.
A tout point de vue, Simon Rickiel a mené l'affaire des diamants de main de maître. Le 24 octobre 1991, la police de Cape Town a débusqué Niels van Dôtten, vieillard efféminé et craintif, caché dans la banlieue résidentielle de la ville. L'Afrikaner, sans doute rassuré par les disparitions successives de ses associés et du maître, a avoué ses méfaits sans manifester aucune difficulté. Il a révélé les grandes lignes du réseau, donnant les noms, les lieux, les dates. Grâce à Simon Rickiel, j'ai pu moi-même lire ces aveux et constaté que van Dôtten avait occulté le rôle de Pierre Sénicier ainsi que le chantage qu'il exerçait sur les trois trafiquants.
Aujourd'hui, Sarah Gabbor est emprisonnée en Israël. Elle est incarcérée dans un camp où les détenues travaillent à ciel ouvert, comme dans les kibboutz. D'une certaine façon, Sarah est donc revenue à la «case départ». Son procès n'a pas encore eu lieu, mais son dossier, à la lumière des dernières révélations de l'enquête, se présente plutôt bien.
J'ai écrit plusieurs fois à la jeune femme des lettres qui sont restées sans réponse. Je soupçonne dans ce silence cet orgueil et cette force de caractère qui m'avaient tant fasciné en terre hébraïque. Personne n'a jamais retrouvé les diamants ni l'argent de la belle kibboutznik.
Quant à l'énigme des cœurs, elle n'est jamais apparue dans aucun document officiel. Seuls Simon Rickiel, Milan Djuric et moi-même connaissons la vérité. Et nous emporterons ce secret dans la tombe.
Milan Djuric m'a quitté en déclarant simplement: «Nous ne devons plus nous revoir, Louis. Jamais. Notre amitié ne ferait que raviver nos cicatrices.» Il a empoigné ma main et l'a serrée de toutes ses forces. Cette poignée d'homme valeureux brisait à jamais le complexe de mon infirmité.
Jean-Christophe Grangé