À midi, Cléa et moi nous adossions au pied de la lanterne et partagions le pique-nique préparé par maman. Ma mère savait, nous n’en parlions jamais le soir mais elle avait deviné la complicité qui me liait à la petite fille qui ne parle pas, comme l’appelaient les gens du village. C’est fou ce que les adultes ont peur des mots. Pour moi, « muette » était bien plus joli.
Parfois, après le déjeuner, Cléa s’endormait la tête posée sur mon épaule. C’était je crois le meilleur moment de ma journée, l’instant où elle s’abandonnait. C’est bouleversant quelqu’un qui s’abandonne. Je la regardais dormir, me demandant si elle retrouvait l’usage de la parole dans ses rêves, si elle entendait le timbre clair de sa voix. Chaque fin d’après-midi, nous échangions un baiser avant de nous quitter. Six jours inoubliables.
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Mes courtes vacances approchaient de leur fin, maman commençait à préparer les valises pendant que je prenais mon petit déjeuner, nous allions bientôt quitter la chambre d’hôtes.
Je l’ai suppliée de rester plus longtemps, mais nous devions prendre le chemin du retour si elle voulait garder son travail.
Maman a promis que nous reviendrions l’an prochain. Il peut se passer tellement de choses en un an.
Je suis allé dire au revoir à Cléa. Elle m’attendait au pied du phare, elle a tout de suite compris pourquoi je faisais une drôle de tête et elle n’a pas voulu que nous montions. Cléa a fait un geste pour me dire de partir et m’a tourné le dos. J’ai pris dans ma poche un petit mot que j’avais rédigé en cachette la veille au soir, un petit mot où je lui confiais toutes mes pensées. Elle n’a pas voulu le prendre. Alors je l’ai attrapée par la main et je l’ai entraînée vers la plage.
Du bout du pied, j’ai tracé la moitié d’un coeur sur le sable, j’ai roulé ma feuille de papier en cône et l’ai plantée au milieu de mon dessin, et puis je suis parti.
Je ne sais pas si Cléa a changé d’avis, si elle a terminé mon dessin sur le sable. Je ne sais pas si elle a lu mon mot.
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Sur la route du retour, il m’est arrivé de souhaiter qu’elle n’y ait pas touché et que ma lettre ait été emportée par la marée.
Par pudeur peut-être. J’avais écrit qu’elle était celle à qui je penserais en m’éveillant, je lui avais promis qu’en fermant les yeux le soir je verrais apparaître les siens, immenses dans la profondeur de la nuit, comme un vieux phare qui, fier d’avoir été adopté, aurait rallumé sa lanterne. C’était probablement maladroit de ma part.
Il me restait à faire un plein de souvenirs qui me nourriraient pendant les saisons à venir, des réserves de moments heureux pour l’automne, lorsque la nuit se poserait sur le chemin de l’école.
À la rentrée, j’avais décidé de ne rien dire, parler de Cléa pour faire enrager Élisabeth ne m’intéressait plus.
Nous ne sommes jamais retournés dans cette station balnéaire. Ni l’année d’après, ni celles qui suivirent. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles de Cléa. J’ai bien pensé à lui écrire en poste restante : Petit phare abandonné au bout d’une jetée.
Mais inscrire cette adresse eût été déjà trahir un secret.
J’ai embrassé Élisabeth deux ans plus tard. Son baiser n’avait ni le goût du miel ni celui de la fraise, à peine un parfum de revanche sur Marquès dont j’avais désormais la taille. Trois mandats consécutifs de délégué de classe finissent par vous conférer une certaine aura.
Le jour suivant ce baiser, Élisabeth et moi nous sommes séparés.
Je ne me suis pas représenté à l’élection, et Marquès a été élu à ma place. Je lui laissai bien volontiers ma fonction. J’avais pris à jamais la politique en grippe.
Partie 2
4.
À la peur de la nuit a succédé celle de la solitude. Je n’aime pas dormir seul et pourtant c’est ainsi que je vis, dans un studio sous les toits d’un immeuble non loin de la faculté de médecine.
J’ai fêté hier mes vingt ans. Avec cette fichue avance dans ma scolarité, j’ai dû les célébrer sans avoir eu le temps de nouer des amitiés. Les horaires de la faculté ne nous en laissent guère le temps.
J’ai laissé mon enfance, il y a deux ans, derrière un marronnier dans la cour d’une école, dans cette petite ville où j’ai grandi.
Le jour de la remise des diplômes, ma mère était présente, une collègue de travail l’avait remplacée pour l’occasion.
J’aurais juré avoir aperçu la silhouette de mon père au loin derrière les grilles, mais j’avais dû rêver, j’ai toujours eu trop d’imagination.
J’ai laissé mon enfance sur le chemin de la maison, où les pluies d’automne ruisselaient sur mes épaules, dans un grenier où je parlais aux ombres en regardant la photo de mes parents au temps où ils s’aimaient encore.
J’ai laissé mon enfance sur un quai de gare en disant au revoir à mon meilleur ami, fils d’un boulanger, en serrant ma mère dans mes bras, lui promettant que je reviendrais la voir dès que possible.
Sur ce quai de gare, je l’ai vue pleurer. Cette fois, elle n’avait pas cherché à détourner son visage. Je n’étais plus l’enfant qu’elle voulait protéger de tout, y compris de ses larmes, de cette tristesse qui ne l’avait jamais vraiment quittée.
Penché à la fenêtre du wagon, alors que le convoi s’ébranlait, j’ai vu Luc lui prendre la main pour la consoler.
Mon monde tournait à l’envers, Luc aurait dû monter dans ce compartiment, c’était lui le surdoué en sciences ; et de nous deux, celui qui aurait dû s’occuper d’une infirmière qui avait consacré sa vie aux autres et surtout à son fils, c’était moi.
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Quatrième année de médecine.
Maman a pris sa retraite, elle s’occupe désormais de la bibliothèque municipale. Le mercredi, elle joue à la belote avec trois amies.
Elle m’écrit souvent. Entre les heures de cours et les gardes de nuit, je n’ai guère le temps de lui répondre. Elle vient me voir deux fois par an. À l’automne comme au printemps, elle s’installe dans un petit hôtel à deux pas de l’Hôpital universitaire et parcourt les musées en attendant que mes journées s’achèvent.
Nous allons nous promener le long du fleuve. Au cours de ces balades, elle me fait parler de ma vie et me prodigue mille conseils, sur ce qu’il faut faire pour devenir un médecin plein d’humanité – à ses yeux c’est aussi important que d’être un bon médecin. Elle en a fréquenté beaucoup en quarante années de métier, elle distingue d’un coup d’oeil ceux qui privilégient leur carrière à leurs patients. Je l’écoute en silence. Après la promenade, je l’emmène dîner dans un petit troquet qu’elle affectionne et où elle tient toujours à payer nos repas. « Plus tard, quand tu seras docteur, tu m’inviteras dans un grand restaurant », me dit-elle en s’emparant chaque fois de l’addition.
Ses traits ont changé, mais ses yeux débordent d’une tendresse qui ne vieillit pas. Vos parents vieillissent jusqu’à un certain âge, où leur image se fige en votre mémoire. Il suffit de fermer les yeux et de penser à eux pour les voir à jamais tels qu’ils étaient, comme si l’amour qu’on leur porte avait le pouvoir d’arrêter le temps.
À chacun de ses séjours, elle se fait un devoir de remettre ma tanière en ordre. Lorsqu’elle repart, je trouve dans mon armoire un lot de chemises neuves et, sur mon lit, des draps propres dont le parfum me rappelle la chambre de mon enfance.