« Allez, Boule-de-Beurre ! finis ta côtelette… Seulement, vois-tu, ça fait rager quand on se demande qui c’est qu’est le plus coupable de la pauvre fille qui crève de faim ou du salaud de bourgeois qui la débauche !…
La Normande était abasourdie. Elle aussi se sentait une furieuse envie de pleurer, car elle entrevoyait ce que pouvait être la misère morale de sa jolie patronne, qui lui semblait si heureuse, dans son peignoir de dentelle et ses bas de soie fins comme une toile d’araignée.
Au bout d’une seconde Paulette de Valmondois reprenait, après avoir sorti du petit sac à main qu’elle avait posé à côté d’elle sur la table un billet de cent francs :
— Tiens, voilà cinq louis, t’iras prendre un mandat tout à l’heure pour le père Martin, afin qu’il ne laisse pas mourir mon gosse sans lui donner à manger !
« Et je ne les ai pas volés, je te prie de croire, avec le vieux sénateur de cette nuit !…
Un coup de sonnette retentissait…
— Va voir qui peut bien venir à cette heure, conseilla la demi-mondaine.
La Normande s’en fut ouvrir, elle revint quelques instants après :
— C’est encore un homme qui demande à vous voir.
Paulette de Valmondois, malgré l’amertume qu’elle avait révélé au cours du déjeuner, semblait avoir repris toute sa gaieté :
— Eh bien, dit-elle, tu vois que ça ne chôme pas, mon commerce !
« Fais-le rentrer dans le boudoir et surtout lui demande pas son nom pour me l’annoncer ; ma clientèle, le plus souvent, tient à rester anonyme !
Quelques instants après, ayant au préalable été jeter un coup d’œil à sa personne, dans la psyché de son cabinet de toilette, Paulette de Valmondois, esquissant le sourire le plus aimable, pénétra dans le petit boudoir où l’attendait quelqu’un qu’elle salua, par habitude, d’un cordial :
— Bonjour, mon vieux !
Mais elle s’arrêta, interdite, en présence d’un personnage qu’elle ne connaissait pas !
— Oh ! Je vous demande pardon ! fit-elle, je croyais que c’était…
Elle ne nomma personne, n’ayant eu d’ailleurs aucune idée sur le visiteur qu’elle pouvait escompter.
L’inconnu cependant se levait lentement du divan sur lequel il s’était assis, puis articula d’une voix nette :
— Permettez-moi de me présenter, mademoiselle…
— Oh ! interrompit Paulette, faut pas que ça vous gêne, moi j’ai l’habitude qu’on ne me dise pas son nom !
« D’ailleurs, je sais pourquoi vous venez, c’est-y pas vous qui me faisiez de l’œil hier soir, quand je soupais place Pigalle ?
L’inconnu réprima un sourire :
— Je vais rarement place Pigalle, mademoiselle, et ce n’est pas moi qui vous ai remarquée, cette nuit ; au surplus je ne viens pas pour ce que vous croyez… Je suis l’inspecteur de la Sûreté Juve !
— Ah zut alors ! fit Paulette, Juve, le copain de Fantômas ?
— Non, mademoiselle ! mais là n’est pas la question. Permettez que je vous interroge rapidement… Vous vous appelez bien…
La demi-mondaine interrompait le policier :
— Paulette de Valmondois !
— Pardon, fit Juve, vous voulez dire Virginie Poucke, née à Saincaize, dans le Morvan ?
— Ah ! vous savez ? fit la jeune femme interloquée, eh bien oui, c’est vrai… Seulement, vous comprenez, pour la clientèle, un nom noble ça fait mieux… C’est pour ça que je leur dis à tous…
— Inutile d’insister ! fit Juve, j’ai compris !
Brusquement le policier sortait de son portefeuille deux documents, des lettres, qu’il mettait sous les yeux de la demi-mondaine.
— Voulez-vous me dire si vous connaissez cette écriture ?
Paulette considéra les papiers, puis elle rougit jusqu’à la racine des cheveux.
— Ma foi, non ! fit-elle en hésitant.
Mais le regard fixe de Juve l’impressionnait.
— Eh bien si ! déclarait-elle toute tremblante, c’est moi qui ai écrit ces certificats.
— Vous le reconnaissez ?
— Je le reconnais.
— Vous êtes au courant de ce qui s’est passé il y a quarante-huit heures ?
— À quel propos, monsieur ?
— Au sujet de l’assassinat du valet de chambre Firmain, trouvé mort dans l’appartement de M. Léon Drapier.
Paulette devenait livide.
— C’est-à-dire, fit-elle, que j’ai lu dans un journal quelque chose comme ça.
« Un domestique du nom de Firmain a été trouvé mort chez un M. D…, c’est ça ?
Elle s’interrompit un instant.
— Ah mon Dieu ! je comprends maintenant. D…, ça voulait dire Drapier ?… Et le domestique que l’on appelait Firmain, c’est…
— C’est celui, continua Juve, que vous désignez dans ces faux certificats.
Paulette se laissa choir dans un fauteuil.
— Que me dites-vous là, monsieur, ce n’est pas possible. Firmain, Firmain est mort assassiné ! Mais c’est épouvantable, c’est affreux ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
La demi-mondaine semblait sur le point de défaillir. Juve alla ouvrir la fenêtre ; un peu d’air frais pénétra, le policier lui frappa dans les mains ; Paulette au surplus réagissait.
Elle sanglotait, désormais, doucement.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! balbutiait-elle, dire que j’ai lu tout cela sans comprendre ! et que Léon ne m’a rien dit ! Mais, là… pas un mot de cette affaire ! Oh ! c’est affreux ! affreux !…
Juve sévèrement reprit :
— Mademoiselle, il faut me dire la vérité ! C’est très grave ! Quel est ce Firmain ?
— Mais, fit Paulette à travers ses larmes, c’est quelqu’un que je connais, qui cherchait du travail ; il m’a dit qu’il pourrait se placer s’il avait de bons certificats, que sans ça c’était inutile de chercher une condition. Alors j’ai écrit, moi, tout ce qu’il voulait.
Juve, fixement, considérait la jeune femme.
— Ce garçon, n’est-ce pas, c’était votre amant ?
— Non ! non ! monsieur ! C’était pas mon amant ! Ça, je vous le jure sur la tête de ma mère ! Ah ! par exemple ! mon Dieu ! mon Dieu ! le pauvre garçon !…
— Comment le connaissiez-vous ?
— Je ne sais pas ! je ne sais pas !… Vous savez, nous autres, on connaît un tas de gens qu’on voit, qu’on ne voit plus ou qu’on retrouve !…
Juve, malgré lui, se sentait gagné à là pitié par la douleur très sincère que semblait éprouver la demi-mondaine. Douleur toute faite d’émotion et de sensibilité, d’ailleurs ; il n’insista plus.
Au demeurant, la conviction de Juve était à peu près faite.