— Espérons-le ! fit Juve.
Le policier, toutefois, songeait à part lui :
— Cette affaire est beaucoup plus mystérieuse qu’elle n’en a l’air et il s’agit d’opérer avec prudence et subtilité. Jusqu’à présent, dans les enquêtes, c’est Juve, Juve lui-même qui s’est montré. Dorénavant, Juve va disparaître, et celui qu’on verra seulement agir, c’est…
Le policier n’achevait pas.
VIII
Un sauveteur
— Caroline !
— Monsieur ?
— Où est madame ?
— Elle est au salon, monsieur.
— Seule ?
— Non pas, monsieur. Monsieur sait bien que madame est encore avec les journalistes !…
Léon Drapier leva les bras au ciel.
— C’est véritablement insupportable ! On n’en finira donc jamais de toutes ces interviews qui ressemblent à des interrogatoires !
La vieille cuisinière insinua :
— Je serais à la place de monsieur que je n’hésiterais pas à prendre le balai et à fourrer tous ces gens-là à la porte. C’est pas Dieu possible d’embêter le monde comme ils le font les uns et les autres !
Léon Drapier haussa les épaules. Il se mit à se promener de long en large dans le petit salon, où depuis quelques jours il s’était installé au lieu de continuer à vivre dans son cabinet de travail.
— Un de parti, dix de revenus ! grommelait-il en songeant aux journalistes. Et nous serions encore plus harcelés si je n’avais pris la décision de disparaître chaque fois qu’il s’en présente un et d’envoyer ma femme leur répondre à ma place !
Depuis le mystérieux assassinat de son valet de chambre, M. Léon Drapier était, en effet, assailli par tous les reporters de Paris.
À la Monnaie, on ne venait pas l’y chercher, car il était impossible de parvenir jusqu’à son bureau sans être muni d’une autorisation spéciale ; mais il n’en était pas de même à son domicile, et Léon Drapier ne pouvait rentrer sans trouver devant sa porte, à l’intérieur de l’ascenseur, dans l’escalier, voire même dans la galerie de son propre appartement, des jeunes gens aux allures obséquieuses et affairées qui, après l’avoir hâtivement salué, sortaient un carnet de leur poche et se préparaient à prendre des notes.
Au lendemain du crime, Léon Drapier avait éconduit tous les reporters ; mais il s’était rendu compte de l’inconvénient qu’il y avait à ne pas compter avec la presse.
Les journaux, en effet, avaient été unanimes pour le traiter durement, pour l’incriminer, avec des sous-entendus redoutables, d’une complicité quelconque dans le mystérieux drame qui avait eu lieu chez lui.
Léon Drapier avait alors décidé de changer d’attitude et il le faisait avec d’autant plus d’empressement que certains journalistes avaient été jusqu’à suggérer qu’après ce scandale il ferait bien de donner sa démission de directeur de la Monnaie !
Drapier, toutefois, s’était heurté à une difficulté. La justice, désormais, était saisie de l’affaire, et il devenait incorrect de sa part de parler aux journalistes sans froisser le Parquet.
Comment fallait-il faire pour éviter de se mettre à dos les uns comme les autres ?
Drapier avait alors trouvé ce moyen qui consistait à faire recevoir les journalistes par sa femme qui répondait le plus aimablement possible à toutes les questions qui n’avaient pas trait directement à l’affaire !
Tandis que Léon Drapier s’impatientait de ce que M me Drapier n’ait point fini avec les journalistes, et qu’il ne tenait point compte du conseil de Caroline qui aurait voulu mettre à la porte tous ces gens-là, Eugénie Drapier était en conférence dans la salle à manger avec un reporter du nom de Mirat, attaché au journal La Capitale.
— Mon Dieu ! monsieur, proférait M me Drapier, vous avez des idées véritablement bien extraordinaires ! Et si vous n’étiez recommandé par un collègue de mon mari au ministère des Finances, je crois que je vous demanderais si vous ne vous moquez pas de moi !
Le journaliste protestait :
— Qu’a-t-elle donc de si extraordinaire ma question, madame ? articulait-il. Je vous demande quels sont les cigares préférés de M. Drapier. Il me semble que c’est là une information excessivement intéressante pour nos lecteurs et qui, au surplus, loin de nuire à la réputation de votre mari, ne peut que lui être favorable !
— Je ne vois pas en quoi, monsieur ! répondit naïvement M me Drapier.
— C’est bien simple ! reprit le journaliste. De même qu’un chapelier a dit : « Le chapeau, c’est l’homme », et qu’un tailleur a prétendu qu’un homme bien habillé en vaut deux, moi, j’estime qu’un fumeur qui fume de bons cigares révèle, par la marque qu’il a choisie, sa plus ou moins grande distinction. Il ne s’agit pas de les payer cher, il s’agit de les prendre bons. Les cigares, à mon avis, madame, se divisent en trois grandes catégories… Mais, pardon !… – le journaliste s’interrompait. – Je m’aperçois, fit-il, que c’est moi qui parle et que vous ne me dites rien, madame, c’est mal ! Les lecteurs de La Capitalevous en voudront d’être aussi discrète et, j’aurai beau faire, ils jugeront mal M. Drapier !
— Réellement ? interrogea Eugénie Drapier.
— Réellement, madame ! fit le journaliste.
— C’est que… murmura la pauvre femme, j’aime autant vous le dire tout de suite, mon mari n’a jamais fumé, que je sache, le cigare…
— Eh bien ! s’écria Mirat, voilà quelque chose de net et de précis !… Le fumeur qui se limite à la cigarette, et qui, dans l’intimité, s’adonne à la pipe, est encore une autre catégorie de fumeur… Mais, pardon…
Le journaliste s’interrompait encore. Il s’approcha de la cheminée et considéra longuement un petit vase de Sèvres dans lequel on avait placé quelques fleurs, des œillets.
Il interrogea M me Drapier :
— Ce sont là vos fleurs de prédilection ?
Eugénie Drapier leva les bras au ciel.
— Mon Dieu ! monsieur, vous m’ahurissez, vous me parlez de cigares, de fleurs… Tout à l’heure, vous faisiez un interrogatoire sur les couleurs que je préfère !… Et vous me demandiez si mon mari était partisan des bouts carrés ou des bouts pointus pour les chaussures !… Vraiment, où voulez-vous en venir ?
Le journaliste, qui s’était animé, vint se placer en face de M me Drapier et sagement il articula :
— Je veux en venir, madame, à l’information parfaite, au reportage documenté complet. Je suis de l’école du journalisme compris à l’américaine, et j’ai l’honneur d’avoir fait mes débuts dans la carrière sous l’égide de notre célèbre confrère, Jérôme Fandor. Ah ! madame ! quel dommage qu’il ne soit point resté dans la presse ou qu’il ne nous envoie point de reportage sur les terribles et tragiques aventures qu’il vit perpétuellement lorsqu’il est à la poursuite de Fantômas ! Madame ! s’écria Mirat dans l’élan de sa péroraison, si Jérôme Fandor était ici, peut-être découvrirait-il la clef du mystère ! Peut-être le mystère du crime qui s’est produit dans votre demeure l’éclairerait-il d’un jour nouveau en y découvrant la trace de Fantômas !…