M me Drapier était absolument abasourdie par l’éloquence extraordinaire de ce journaliste.
Au surplus, celui-ci ne tenait pas en place.
Il allait et venait dans la salle à manger. Tout en bavardant, il furetait partout, regardait de tous côtés.
À un moment donné, ayant soulevé une portière, il constata qu’elle dissimulait une porte et demanda :
— De l’autre côté, madame, c’est bien le cabinet de travail de M. Léon Drapier ?
— Oui, monsieur, fit Eugénie Drapier en étouffant un soupir.
Le journaliste se rapprocha d’elle.
— Vous seriez bien aimable de me le montrer. Je ne l’ai point revu depuis le jour du crime, et je serais heureux d’en revoir l’aménagement !
Cette fois, M me Drapier se levait à son tour.
— Ah ! c’est impossible ! déclara-t-elle. Cette fois, je vous arrête, monsieur !… Je vous en prie, n’essayez pas d’ouvrir cette porte !…
— Pourquoi donc ? fit le journaliste surpris.
— Parce que, monsieur, expliqua M me Drapier, voilà plusieurs jours déjà que l’accès de cette pièce nous est interdit ainsi qu’à tout le monde. Voyez plutôt : on a mis sur les battants de la porte des scellés.
Mirat poussa un cri de joie.
— Des scellés !… Que ne le disiez-vous plus tôt, madame ! Ah ! par exemple ! J’allais faire une belle gaffe ! Aucun de mes confrères n’en a parlé, et je vais être le premier à l’annoncer ! Les scellés sur le cabinet de travail de M. Drapier ! Mais c’est un tuyau de premier ordre, cela !…
Brusquement, le journaliste bondissait hors de la salle à manger. Il traversa la galerie en trombe et, en personnage familier de la maison, il ouvrit la porte qui donnait sur l’escalier.
— Sigissimons ! appela-t-il.
Un cri rauque, ressemblant à la fois au hululement de la chouette et à la plainte criarde de la pintade, lui répondit, et Mirat aperçut, assis sur les marches de l’escalier, un être à l’allure extravagante, vêtu en globe-trotter, chaussé d’énormes souliers à clous, coiffé d’une casquette à carreaux, et qui portait en bandoulière une énorme boîte recouverte de cuir noir.
Ce personnage n’était autre que Sigissimons, le célèbre reporter photographe de La Capitale, Sigissimons, l’homme qui avait fourni les documents photographiques les plus extraordinaires, les reportages les plus audacieux, les plus difficiles, l’homme qui, comme pas un, prenait à cinquante centimètres de distance le portrait du président de la République ou de la reine d’Espagne lorsque, incognito, elle traverse Paris.
C’était Sigissimons, Sigi, comme l’appelaient ses familiers, qui attendait dans l’escalier et venait de pousser ce cri saugrenu pour répondre à l’appel de Mirat.
Le journaliste toutefois précisait :
— Grouille-toi, mon vieux ! Un cliché superbe à faire ! Les scellés sur la porte du cabinet de travail !…
Quelques instants après, M me Drapier voyait sa salle à manger, non seulement encombrée par tous les accessoires du photographe, mais encore empestée par un dégagement de fumée de magnésium.
— Avez-vous fini, cette fois ? demanda-t-elle, lorsque le journaliste et le photographe eurent établi un courant d’air pour chasser l’impalpable et âcre poussière qui prenait tout le monde à la gorge.
Les journalistes enfin se retiraient et, comme Caroline était venue sur le pas de la porte s’assurer de leur départ, Mirat gagna ses bonnes grâces en lui glissant quarante sous dans la main.
Eugénie Drapier rejoignait alors son mari :
— Il est impossible, expliqua-t-elle, de dîner dans la salle à manger, ce magnésium est une infection !
Léon Drapier haussa les épaules.
— Ils abusent !… Vraiment, ils abusent, ces journalistes !… Et cependant, on ne peut pas les envoyer promener, sans quoi ils imprimeraient des horreurs sur notre compte !…
En attendant que le dîner fut prêt, chacun des deux époux se replongeait dans sa lecture.
Léon Drapier étudiait un dossier, un important rapport qu’un inspecteur des finances avait fait sur la frappe des monnaies.
M me Drapier, à qui Caroline venait d’apporter les journaux du soir, jetait un rapide coup d’œil sur les feuilles qui venaient de paraître.
À peine avait-elle déployé l’une d’elles, qu’elle poussa un petit cri de surprise.
— Encore un drame ! fit-elle. Une demi-mondaine qui s’est donné la mort, dit le journal. Oh suppose d’autre part qu’il s’agit peut-être d’un crime, en tout cas, ce serait une affaire mystérieuse…
Léon Drapier écoutait sa femme d’une oreille distraite.
— Ah ! ah ! fit-il, de qui s’agit-il donc ?
M me Drapier lisait :
— C’est une certaine fille Poucke, que l’on a trouvée étendue agonisante dans son appartement, un revolver à côté d’elle.
Léon Drapier ferma son rapport et, se tournant vers sa femme :
— Que dis-tu ?
M me Drapier répétait :
— Une certaine fille Poucke, attends donc… voici son nom, dans la galanterie, elle se faisait appeler Paulette de Valmondois.
— Ah ! nom de Dieu !
C’était Léon Drapier qui venait de proférer ce juron ; tout d’un coup, il devint livide.
— Qu’est-ce que tu as ? fit sa femme.
— Rien ! mais je ne me sens pas bien. N’as-tu pas quelque chose à me faire boire… un cordial quelconque… de l’eau de mélisse ?
— Mais si, mais si ! s’écria M me Drapier, qui quittait aussitôt le petit salon pour courir à son cabinet de toilette où, dans un placard, elle avait une petite pharmacie.
Léon Drapier profitait de ces instants de solitude pour se précipiter sur le journal et lire avidement les détails du drame dont venait de lui parler sa femme.
Depuis deux heures qu’il avait quitté sa maîtresse, depuis deux heures qu’il avait laissé Paulette de Valmondois agonisante dans sa chambre, rue Blanche, Léon Drapier ne vivait littéralement plus.
Il s’attendait à ce que le drame fût découvert d’un moment à l’autre, or voici que, désormais, le scandale éclatait !
Que disait-on à ce sujet ?
C’est ce qu’il importait de savoir au plus tôt.
Et si d’abord Léon Drapier ne s’était pas ému en entendant parler de la fille Poucke, c’est qu’il ignorait que tel était le nom véritable de sa maîtresse.
Léon Drapier poussait un profond soupir de satisfaction. Égoïstement, il se rassérénait.
— Mon nom n’est pas prononcé, fit-il à voix basse. Mon Dieu ! mon Dieu ! que ma femme ne sache jamais… et surtout que ma tante ignore !…
Léon Drapier apprenait en effet que la police, convoquée par la concierge, laquelle avait été mise au courant du drame par la petite bonne normande, était accourue aussitôt, et qu’on avait transporté cette infortunée Paulette de Valmondois à l’hôpital de Lariboisière.
Son état était grave. Les médecins avaient constaté, au premier examen, que la balle avait touché un poumon et était ressortie juste au-dessous de l’omoplate. On ne savait pas si l’on sauverait la malheureuse…