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Il riait encore, puis il proposait :

— Un verre de vin, père Jules ?

— Si vous voulez, père Martin !

Le père Martin leva son énorme main calleuse et, d’une gifle formidable, éveilla l’attention du numéro quatre.

— Allez, ouste !… deux verres, et la bouteille ! Tu m’comprends, hein ? Tâche voir à filer droit !

Le numéro quatre était un garçonnet de six à sept ans qui avait bien la plus délicieuse figure que l’on pût imaginer. C’était un véritable chérubin à la chevelure blonde, toute bouclée, aux grands yeux bleus innocents, à l’air intelligent, qui sans doute eût été un charmant enfant s’il n’avait paru vivre perpétuellement dans une angoisse profonde, le bras à demi levé à la hauteur du visage, et cela pour éviter, autant qu’il le pouvait, les gifles, les taloches dont il était incessamment gratifié.

— Allez, file, numéro quatre !

Le père Martin commandait dur, et le numéro quatre n’avait garde de se faire répéter deux fois l’ordre.

Il disparaissait à l’intérieur de la maisonnette, courant aussi vite qu’il le pouvait, cependant que le facteur, s’adossant à une haie, soulageant un peu ses reins fatigués en déposant son énorme boîte à lettres, demandait d’une voix sympathique :

— Et ça va-t-il comme vous voulez, le commerce ? Ça rentre-t-y les échéances ?

— Peuh !… Vous savez… c’est bien aléatoire !

Le père Martin, désormais, faisait une moue désabusée, cependant qu’un pli soucieux barrait son front d’une ride de mécontentement.

— Pour ce qui est d’avoir des gosses, avouait-il, y en a ! Pour ce qui est de ne pas être trop embêté par l’Assistance, on peut reconnaître qu’on n’est pas trop embêté… Seulement, dame, voilà… C’est précisément tout de l’Assistance en ce moment qu’on a, et dame, ça ne paye pas gros !

Le facteur avait l’air de comprendre ces étranges paroles et hochait la tête d’un air entendu.

À vrai dire, le brave homme qui transportait les lettres dans la commune de Longjumeau ne pouvait pas ne pas comprendre. Il était forcément au courant du commerce qu’exerçait avec un rare bonheur le père Martin, et cela pour la bonne raison que tout le pays vivait d’un négoce semblable et tirait le plus clair de ses bénéfices d’une industrie des plus bizarres.

Depuis quatre ans, en effet, Longjumeau était devenu la patrie par excellence des nourriciers de l’Assistance. C’était à Longjumeau que l’Assistance publique recherchait de préférence les ouvriers, les campagnards susceptibles de prendre, moyennant finance, de jeunes pupilles qui n’étaient autres que les enfants trouvés ou abandonnés.

On vivait de cela sans honte à Longjumeau, on trouvait tout naturel d’élever quatre ou cinq petits déshérités, de les brutaliser au besoin, d’en tirer tout le bénéfice possible, puis encore de palper chaque mois, avec satisfaction, les sous, d’ailleurs chichement comptés, que payait l’administration de l’Assistance publique.

Cette industrie bizarre, cet extraordinaire commerce faisait en effet la fortune du pays. Non seulement ce négoce rapportait pas mal sans donner trop de peine à ceux qui l’exploitaient, mais encore il permettait de trouver une foule de ressources extraordinaires, irrégulières et rapportant fort à l’occasion.

On citait les Lombard, qui habitaient au bout du pays, sur la grand-route, et qui, chaque année, avaient un de leurs enfants écrasé par une automobile… Ils prouvaient facilement qu’il s’agissait, non pas d’un des pupilles de l’Assistance, mais bien d’un de leurs enfants à eux. Ils se lamentaient, ils se désespéraient, et les tribunaux, apitoyés, ne manquaient pas d’accorder de grosses indemnités !

Il y avait mieux et il y avait pis. Le cimetière s’était formidablement agrandi et la mortalité enfantine à Longjumeau était colossale. C’est que le fossoyeur, qui touchait trois francs pour creuser une tombe d’enfant, ne refusait pas, à l’occasion, de partager avec les parents ou surtout les nourriciers dont un des gosses venait brusquement de périr.

À tout cela, l’Assistance fermait les yeux, ayant la hautaine indifférence des administrations qui estiment faire tout leur devoir en laissant aller les choses, à la seule condition qu’elles sachent éviter les scandales par trop criards.

Le père Martin, toutefois, ne s’estimait pas encore satisfait.

— Ce qu’il y a de stupide, disait-il, cependant qu’il remplissait d’un gros vin rouge deux énormes verres que le numéro quatre venait d’apporter, ce qu’il y a de stupide, c’est que l’Assistance ne veut pas confier plus de sept pupilles au même nourricier ! Cela empêche de s’agrandir. On est toujours limité dans son gain et, d’autre part, s’il y a un gosse qui claque, le temps qu’on vous le remplace, sans que ça ait l’air de rien, on a vite fait de perdre un mois !…

Il parlait de cela comme d’une chose fort naturelle et le facteur lui-même, blasé sur le côté cynique du métier dont vivait le pays, hochait la tête.

— Moi, confiait-il, si j’étais pas dans l’administration, je ferais le même truc que vous… Seulement, rapport aux risques, au lieu de prendre des pupilles de l’Assistance, je tâcherais de m’faire confier des enfants de bourgeois. Ça paye mieux, d’abord, et puis il y a les carottes qu’on peut tirer à droite et à gauche… Le rapport est plus gros.

À cela, le père Martin répondait d’un haussement d’épaules :

— Peuh ! faisait-il, c’est bien possible, mais il y a joliment plus de peine aussi ! Avec l’Assistance, on est sûr d’être payé, tandis qu’avec les bourgeois…

Justement, le numéro quatre revenait, traînant un seau plus lourd que lui et s’apprêtant à aller donner à manger aux lapins que le ménage Martin élevait.

— Tenez, c’morveux-là… continuait le père Martin en désignant le gosse du doigt. Précisément, c’est pas un gosse de l’Assistance, il est à trente francs de pension, ici. Eh bien ! c’est l’diable pour arriver à avoir les thunes de sa mère… Oh ! mais, aussi, ça ne va pas durer comme ça !

Le facteur pâlit un peu, car il croyait deviner chez son interlocuteur quelque lugubre projet.

— Vous allez… ? demandait-il.

Mais le père Martin lui coupa la parole.

— Non, pas avec les gosses de bourgeois. Ça fait des ennuis et il n’y a pas de combine… Tout simplement, je m’en vais le rendre à sa mère, celui-là… si elle ne raque pas !

Le facteur, cependant, avait soulevé sa boîte pour rejeter la courroie sur ses épaules.

— Eh bien ! bonne chance ! souhaitait-il. Moi, faut que je m’en aille, j’ai ma tournée…

— Comme de juste ! approuva le père Martin. Chacun ses embêtements !

Et, à l’instant où le facteur s’éloignait, le père Martin appelait :

— Le un !… le deux !… Où diable êtes-vous, vermine ? Arrive ici, numéro six !

Le père Martin habitait une sorte de baraquement tenant de la maisonnette et de la ferme de campagne. Cela ne comportait qu’un étage, était sale à faire frémir. La porte ouverte laissait s’exhaler des odeurs de boue, de crasse et de victuailles mal cuites. Tout autour de la maison, et close par une grande haie, se trouvait une sorte de courette dont le sol, fait de terre battue, était défoncé par endroits, ce qui faisait que les eaux de pluie stagnaient, verdissaient, croupissaient en paix. Des canards barbotaient dans ces flaques, des poules picoraient à droite et à gauche, tout un peuple de bêtes se sauvait en poussant des criaillements effarés dès qu’apparaissait le père Martin.