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Aux appels de celui-ci, cependant, une série de bambins étaient arrivés. Ils sortaient on ne savait d’où, des coins les plus extraordinaires. Tout leur paraissait bon, en effet, pour devenir une cachette, un endroit tranquille où se terrer, de façon à éviter le plus possible les taloches et les coups de pied dont ils étaient incessamment gratifiés.

Le père Martin les examina d’un coup d’œil et tout de suite s’emporta :

— Alors, quoi, faisait-il, il suffit qu’on cause deux minutes pour que vous vous débiniez tous !… Ah ! mais… j’en ai assez, moi, à la fin !… Si vous ne voulez pas gratter, sûr que les verges vont parler !…

Et après une pause destinée à laisser comprendre sa menace, menace qui était fréquente d’ailleurs et que souvent il exécutait, le père Martin continuait :

— Allez, vermine !… Grouillez, nom d’un chien ! Faut que dans une heure ça soye épluché…

Il occupait les gosses à écosser des petits pois qui étaient livrés ensuite à une fabrique de conserves.

Les pauvres enfants, du matin au soir, devaient travailler. Les inspecteurs de l’Assistance n’avaient évidemment rien à redire à cette besogne qui paraissait douce et bien appropriée à la force des bambins ; ils ne se doutaient pas que ceux-ci y étaient astreints de cinq heures du matin à six heures du soir et que ce perpétuel labeur devenait horriblement fatigant, abêtissant même, pour leur jeunesse privée ainsi de toute récréation.

À l’ordre du père Martin, cependant, tous les petits pupilles s’étaient précipités vers un tas de cosses pleines qui se trouvaient à quelque distance, jetées sur le sol, devant une bassine où l’on mettait les petits pois préparés.

Ils s’agenouillaient dans la boue et travaillaient avec ardeur. Le père Martin approuva d’un signe de tête, redressa d’un coup de pied un gosse qui paraissait ne pas aller assez vite, puis il appelait encore :

— Numéro quatre !

Celui-ci revenait précisément, traînant son seau vide, ayant soigné les lapins.

En s’entendant nommer, instinctivement, il levait son bras à la hauteur de son visage, se gardant bien d’approcher davantage.

— Où est la mère ? demanda le père Martin.

Le gosse, qui tremblait, eut un air d’ignorance.

— Je ne sais pas, patron… derrière la maison, je crois…

— C’est bon, au turbin !

Le numéro quatre rejoignit ses compagnons et entama le tas de petits pois.

Le père Martin, cependant, appelait à pleins poumons :

— Eh là… toi, ma femme !… Ous’que t’es ?

Un grognement parvint, on entendit le bruit de galoches traînées sur le sol, au coin de la maison une grosse femme apparut.

C’était la mère Martin.

Elle pouvait avoir une quarantaine d’années et, certes, la gourmandise devait être son péché mignon, car perpétuellement elle avait la bouche pleine et mâchonnait quelque chose.

Blonde décolorée, les yeux éteints, la bouche tordue, elle était sale à faire frémir et sentait le vin à dix mètres. Sa voix avait quelque chose d’éraillé, de cassé, d’ignoble, les gosses la craignaient plus encore que son mari.

— Quoi que tu veux ? fit la femme.

Le père Martin entrait dans la maison.

— Aboule !… J’ai à te parler !

La mère Martin continua d’avancer, gifla au hasard l’un des petits travailleurs, puis pénétra à son tour dans la pièce basse de la maison.

— Quoi que tu m’veux ! répétait-elle.

Le père Martin était debout devant une sorte de placard dont sa femme gardait la clé.

— Donne des sous ! demandait-il.

— Pour quoi faire ?

— Ça te r’garde ?

— Probable, mon vieux !

Le père Martin ne résista pas plus longtemps. Il savait aussi bien que sa femme ne lui donnerait pas cinquante centimes s’il n’en justifiait point l’emploi. Elle était encore plus avare que lui, plus grippe-sou, s’il était possible, ne se montrant généreuse que lorsqu’il s’agissait d’aller chez le marchand de vin ou encore d’acheter à l’épicier quelque douceur qu’elle goinfrait en cachette pour ne pas avoir à amoindrir sa part en faveur de son mari.

— Eh bien, voilà ! commença le père Martin. C’est rapport au numéro quatre… J’en ai assez du fils Poucke !… J’suis d’avis qu’on l’sème…

La mère Martin hocha la tête, hésita :

— Dame, fit-elle, c’est selon… C’est qu’il est à quarante francs par mois, ici !…

— À trente ! rectifia le père Martin.

La mégère se mordit les lèvres, elle venait de faire une imprudence. La pension du numéro quatre était bien de quarante francs par mois, mais elle ne la comptait qu’à trente francs à son mari. Les dix francs de supplément filaient régulièrement chez le mastroquet voisin.

— Bon, bon, ça va bien ! fit-elle. Trente ou quarante, c’est la même chose !… C’est toujours mieux que les autres !…

— Si ça payait, oui, fit le père Martin.

Et, brusquement, sa colère crevait dans un flot de paroles, dans une série d’imprécations.

— Aussi, c’est vrai, disait-il, je ne sais pas qu’est-ce que t’as dans l’ciboulot pour ce morveux-là, mais j’peux pas t’décider ! C’est trente balles que tu dis !… Avec ça, que c’est trente balles !… Quand c’est-y qu’on touche ?… À la saint Tralala !…

Et, décochant à la table un coup de poing qui la faisait trembler, le père Martin jurait :

— Moi, nom de Dieu ! j’en ai marre, de ce morveux-là ! Des gosses comme ça, y ne m’en faut plus !… Et si tu veux mon opinion, la mère, eh bien, le fils Poucke, on le rendra à ses auteurs…

— On perdra trente francs, fit sentencieusement la mère Martin.

Mais le père nourricier n’admettait pas la réplique.

— Ta bouche ! faisait-il. Et d’abord, comptons voir : combien que t’as touché, ce mois-ci ? Zéro… Et le mois d’avant ? Zéro encore… Et l’aut’mois ? Vingt-cinq francs tout juste… Tiens, veux-tu que j’te dise ? Eh bien, on est des gourdes, de l’avoir gardé si longtemps, le mômignard !… Faut l’renvoyer, et illico ! S’il était parti, on en aurait eu un autre de l’Assistance et à quinze francs par mois, ça ferait tout juste six thunes qu’on aurait de plus dans l’portefeuille.

La mère Martin n’osait pas répondre.

En réalité, son mari eût eu un raisonnement fort juste si celui-ci n’était point parti d’une donnée absolument fausse. En réalité, on avait toujours payé, en effet, et fort régulièrement, les mois de nourrice. Seulement, la mère Martin avait eu l’idée, mise en goût par un premier mensonge, d’escamoter ces mois à son homme.

Or, voilà que ça tournait mal. Furieux de n’avoir pas été payé, le père Martin voulait rendre le gosse !… Ça, c’était vraiment un détestable projet ! La mère Martin se sentait toute chose en y pensant. Trente francs qu’elle aurait à dépenser en moins ! Vingt sous par jour qu’elle ne licherait plus… Ah ! non, elle ne pouvait pas admettre ça !

La mégère, d’autre part, n’avait nulle envie d’avouer à son mari qu’elle avait escamoté les mois de nourrice. Le père Martin, en effet, n’aimait point les discussions et ne perdait jamais son temps en querelles ou en criailleries. Elle savait d’avance quelle conduite il tiendrait : dans un coin il y avait une trique qu’il prendrait, et sûrement elle attraperait une roulée formidable qui lui apprendrait, pour l’avenir, à ne point dissimuler les recettes du ménage.