Pourtant, la mère Martin ne pouvait pas se résigner. Elle voulut tergiverser encore :
— On pourrait peut-être écrire à la mère ? proposait-elle.
Mais son homme ne voulait point accepter ce projet.
— Oui, faisait-il. Pour perdre les deux sous de timbre et toucher des nèfles !… C’est encore une idée, cela !
Et il devenait encore plus brusque.
— Allez, j’avance des sous ! J’te dis que j’ai mon projet… J’prends l’gosse par la peau du cou, je le rapplique à sa maman, je lui dis : Voilà l’gamin, faut m’payer ou je le laisse !
Et le père Martin riait, se frottait les mains.
— Alors, disait-il, de deux choses l’une : ou la mère raque et je ramène le morveux, ou bien elle ne raque pas et je lui laisse… Demain, on en aura un autre de l’Assistance. Non, mais des fois !… J’suis pas chargé de l’élever, le fils Poucke !
Et il riait, il riait même de bon cœur, étant à cent lieues de se douter des angoisses de sa femme.
Celle-ci, toutefois, se décidait :
— Bon, fit-elle, j’vas te donner de quoi radiner jusqu’à Paris. Débrouille-toi, après tout ! P’têt’bien que la mère raquera, p’têt’bien même que c’est les mandats qui n’arrivaient pas, car enfin, jusqu’à y a trois mois, elle payait régulièrement.
La mère Martin lançait cela d’un ton doucereux, sans insister, avec l’espoir que son homme s’y tromperait, et que cela fournirait, pour plus tard, une base d’explication.
Péniblement, elle ouvrait le fameux placard, prenait une thune qu’elle remettait à son mari.
— Tu pars maintenant ? demandait-elle.
— Et comment !… J’m’en vais pas moisir !… Fais l’ballot et je l’porte.
Le ballot n’était pas difficile à faire. En quelques instants, la mère Martin eut plié dans un grand tablier les quelques affaires qui appartenaient au gosse, elle remit le tout à son mari.
— Voilà, déclarait-elle. Mais tâche tout d’même de le ramener. Après tout, quand elle payait, la mère, c’était pas une si mauvaise affaire que ça !…
Le père Martin ne répliquait pas. Déjà il était dans la cour, déjà il appelait :
— Numéro quatre, arrive ici !
Une demi-heure plus tard, le numéro quatre avait quelque peu changé d’aspect. Chose qui n’arrivait que bien rarement, on l’avait à peu près peigné, lavé, on avait même poussé le soin jusqu’à s’assurer qu’il avait des bas et que ses souliers comportaient des lacets.
— Radine, maintenant, mômignard ! commandait le père Martin, qu’on te rapplique à ta daronne…
Ils prirent le tramway, descendirent à la barrière de Paris, et le père Martin commença par aller boire un verre.
Il y a loin, cependant, de la barrière du tramway à Montmartre où habitait précisément Paulette de Valmondois, c’est-à-dire la fille Poucke, mère du petit Gustave.
Le père Martin pensa n’arriver jamais. Le gosse trottinait à ses côtés, mais se mourait de fatigue et il n’avançait pas. Il pleurait tout le temps.
— Sale môme ! grondait le père Martin. En voilà un chignard !… On peut même pas cogner dessus, il chiale à la minute !
Place Saint-Michel, cependant, malgré son avarice extrême, le père Martin se fendit d’un omnibus. Il pleura mentalement, lui aussi, sur les six sous qu’il fallait dépenser encore, mais une demi-heure plus tard il arrivait à Montmartre, non sans satisfaction.
— Maintenant, pensait le père Martin, s’agit voir à voir à trouver un moyen de se débrouiller !… Sûrement que ça ne sera peut-être pas commode, mais, tout de même, ça doit pleuvoir des sous, cette histoire-là !
Le père Martin, en effet, n’avait confié à sa femme que la moitié de ses projets. Il avait bien l’intention d’abandonner le gosse si la mère ne voulait point raquer, mais il gardait l’espoir qu’elle raquerait, et gros encore !
— Je m’en vas m’faire bonnasse, pensait-il, je lui dirai comme ça qu’on s’est attaché à son fiston, qu’on veut bien l’garder encore, mais qu’y faut qu’elle donne un louis de plus. Ce louis-là, parbleu, la mère, elle n’en saura rien !…
Le père Martin, en somme, tout comme sa femme, avait bien l’intention de faire délicatement sauter le plus d’argent possible et de profiter de son voyage à Paris pour s’amuser un brin.
Rue Blanche, cependant, le nourricier devait déchanter. Il se heurtait, en effet, à une concierge qui n’avait pas l’air commode.
— Voilà ! expliquait Martin. C’est rapport à c’gosse-là que j’viens. C’est bien ici qu’habite M me Poucke ?
La concierge considérait Martin avec des yeux étonnés.
— M me Poucke ? disait-elle, on n’a pas ça dans la maison…
Alors Martin se frappa le front d’un air d’intelligence.
— Ah mais, c’est vrai ! reprenait-il, je m’gourre… on m’a donné un aut’nom, attendez voir…
Il sortit de sa poche un carnet crasseux, il mouilla son doigt, feuilleta longuement les pages. Soudain, il tressaillit de satisfaction.
— Ah, voilà !… fit-il. Pardon, erreur, excuse… C’est moi que j’me gourrais en effet. C’est pas M me Poucke que j’viens voir, c’est une dame Paulette, Paulette de Valmondois.
La concierge, cette fois, parut fort intéressée.
— Tiens ! fit-elle, curieusement. Pourquoi alors que vous l’appeliez Poucke ?
— Parce que c’est le nom de son gosse, fit le père Martin. La dame nous a prévenus, rapport à la déclaration. Mais elle… c’est pas Poucke, qu’elle s’appelle, c’est Valmondois…
Et il disait cela en riant, l’air amusé, tout gaillard à la pensée qu’évidemment M me de Valmondois s’appelait Poucke en réalité et qu’elle avait pris un nom de guerre.
La concierge, de son côté, examinait le gosse avec des airs intéressés, des regards qui luisaient d’amusement.
— Et c’est son fils ? demandait-elle. Tout d’même, c’est-y rigolo, quand on a des gosses, de n’pas les élever soi-même !… Moi, tenez j’ai qu’un chien, mais j’m’en séparerais pas !
Le père Martin, à ce moment, ne savait trop que répondre. Il ne voulait pas s’engager.
— Oh, c’est selon ! fit-il. Chez nous, l’môme, n’était pas malheureux. D’abord, on aime les gosses. Hein, c’est pas vrai, ça ? Dis bonjour à la dame, Gustave !
L’enfant ne broncha pas naturellement. Il était si bien habitué à être appelé numéro quatre qu’il ignorait à peu près son prénom.
Martin, pourtant, s’entêtait. Par habitude, il gifla le môme.
Mais la concierge, à ce moment, l’interpellait :
— Eh, laissez-le donc ! faisait-elle. On ne connaît pas la politesse, à son âge !
Puis, appuyée sur son balai, elle demandait encore :
— Alors, comme ça, vous le menez voir sa mère ? Vous vouliez parler à M me de Valmondois ?
— Oui. Elle est là ?
— Non, riposta tranquillement la concierge. Elle a été assassinée, elle est à l’houstot.