— Nom de Dieu !… s’étonna Martin. Elle est à l’hôpital !… Ah ! c’est bien ma veine !
Et, de colère, il asséna au gosse une formidable gifle.
— Bon sang ! vas-tu finir de chialer, toi ?… Que j’t’entende encore et tu vas pleurer pour quelque chose !
Puis il interrogea, la voix tremblante :
— Non, vrai, c’est pas des blagues ? Vous dites qu’elle est à l’houstot ?
Une heure plus tard, dans un bouge du boulevard de la Chapelle, on faisait vacarme, on applaudissait, on riait, on semblait s’amuser ferme.
Il y avait là toute une bande de braves gens qui n’étaient autres que : Œil-de-Bœuf, Bec-de-Gaz, Dégueulasse, Fumier, Mon-Gnasse, d’autres encore.
Les femmes n’étaient pas les moins nombreuses. La Puce s’appuyait sur l’épaule de Gueule-de-Bois. Adèle, un peu plus loin, se disputait ferme avec la Grande Lucie, qui, la veille au soir, avait voulu lui prendre sa place sur le trottoir.
Au comptoir, enfin, l’Empoisonneur trônait, les manches relevées jusqu’au coude, remuant d’un air las, dans une cuve pleine d’eau sale, de petits verres.
Il régnait chez ce mastroquet une chaleur étouffante. Un parfum de tabac se mélangeait à des relents d’alcool et tout semblait poisseux, comme humide de liqueur renversée.
Quelques instants plus tôt, l’assemblée avait accueilli avec des cris de satisfaction l’entrée de deux personnages qui n’étaient autres que Martin et le numéro quatre.
Martin n’avait pas toujours été le nourricier de Longjumeau. Longtemps, il avait, aux Halles, rempli les fonctions de balayeur. Il était connu, estimé, on savait que par deux fois il avait fracturé la caisse d’un maraîcher et que, s’il avait été cassé de son emploi, c’était qu’un beau soir, étant ivre, il avait, pour un pari ridicule, à moitié assommé un bourgeois en lui jetant sur la tête, du haut du pavillon, un énorme sac de carottes.
Martin avait conservé des amis parmi les poteaux de la Villette, comme parmi les gars des Halles. On le voyait rarement, mais quand il apparaissait on lui faisait toujours fête.
— Ah ! bon Dieu ! criait l’Empoisonneur, patron du bouge, qui possédait une extraordinaire voix et ne quittait jamais l’abri de son comptoir de zinc. Voilà l’Ours !
On s’était alors levé en désordre, on avait couru au père Martin dont le sobriquet était évidemment assez compréhensible.
— Non, ma vieille ! criait-on. Pas possible !… C’est toi qui rappliques ?… Et alors, quoi de neuf ? Et ta gonzesse ?… Et tes mômes ?… C’est un produit, que tu nous amènes ?
Tout heureux de se retrouver dans une atmosphère amicale, Martin avait serré les mains tendues, affirmé qu’il n’y avait rien de neuf, que sa gonzesse engraissait toujours et que le numéro quatre était en effet un produit de son élevage.
— Et puis, c’est pas tout ça ! concluait-il. J’ai une thune qu’y faut que j’casse, aboulez des vertes, l’Empoisonneur ! C’est ma tournée pour les aminches !
Instantanément, une formidable beuverie s’organisait alors. L’absinthe remplissait les grands verres, on trinquait, on causait, on échangeait des nouvelles, cependant que les tournées succédaient aux tournées, personne ne voulant être en reste et chacun tenant à offrir la sienne.
Le gosse, cependant, étourdi par l’odeur d’absinthe, effaré par les cris qu’il entendait, était demeuré debout au milieu du cabaret avec sa petite figure timide, son air d’enfant battu qui n’ose risquer un mouvement sachant bien que le moindre de ses gestes lui vaut une taloche.
Une pierreuse l’aperçut :
— Ah ! le Jésus ! s’écriait-elle. Est-il mignard !
Et, brave fille, s’échappant du banc sur lequel l’avait poussé brutalement peut-être son homme, elle courait au numéro quatre.
— Hein, faisait-elle. On est sage ? Comment que tu t’appelles, dis-voir ?
Le gosse ne répondait pas, le bras levé au-dessus de sa tête, prêt à pleurer encore, escomptant surtout quelque gifle formidable…
La pierreuse, pourtant, le cajolait avec douceur :
— C’est qu’il est mignon comme tout ! faisait-elle. On dirait un page ! Bon sang, elle n’t’a pas raté, ta mère, quand elle t’a fait !
Maintenant, elle avait pris le gosse dans ses bras, elle revenait s’asseoir à sa table, elle demandait :
— Dis, mon gros, t’as soif ? T’as faim ?
Et, bonne âme, sans attendre la réponse, elle appelait déjà :
— Eh ! l’Empoisonneur, la tournée du môme ! Donne-nous de l’orgeat, des cornichons et du pain.
Le mélange était bizarre, la pierreuse ne connaissait rien au-dessus, raffolant, pour sa part, des cornichons, dont elle eût fait sa nourriture du premier janvier à là Saint-Sylvestre.
Les autres filles, d’ailleurs, s’étaient groupées autour d’elle. Toutes se passaient le bambin, l’embrassaient, jouaient avec lui, dans un soudain renouveau de maternité qui s’épuisait en phrases touchantes comme en gestes maladroits.
— Attends voir, mon Jésus, que j’te peigne ! T’as tes boucles tout emmêlées !
— Fais voir, mon bonhomme, que j’te tire tes chaussettes !
— Donne ta main ! là… Dis bonjour !
Elles l’étourdissaient un peu, mais il se laissait faire cependant, le visage déjà tout barbouillé d’orgeat, et suçant un cornichon qu’il trouvait mauvais sans oser le montrer.
— Eh ben, ma fille, clamait derrière Adèle un maigre individu qui n’était autre que Fumier, c’est pas pour dire, mais quand il aura dix-huit ans, celui-là, y fera rudement tourner les têtes !… Quels châsses il a, bon Dieu !
Alors ce furent des exclamations sans fin. Chacune d’elles découvrait au gosse des beautés extraordinaires. Il avait une bouche que c’était un plaisir de le voir croquer son cornichon. Son nez était rigolo en diable…
— Et ses mains ! clamait Adèle. Avez-vous vu ses mains ? On dirait des mains de poupée !
Elles s’enthousiasmaient les unes après les autres, étant restées enfant, prenant vraiment plaisir à jouer avec le gosse tout comme elles eussent joué avec une véritable poupée.
Il y eut une ambassade. Adèle quitta le groupe des filles pour aller trouver l’Ours. Elle lui tapait sur l’épaule, elle lui passait la main dans les cheveux, jusqu’à ce qu’il daigne écouter :
— Dis voir, ton mômignard, comment qu’y s’appelle ?
L’Ours, qui en était à sa quatrième absinthe, répondit d’une voix fort empâtée :
— Y s’appelle Gustave. Gustave Poucke… Ah ! nom de Dieu ! Y s’appelle aussi Gustave de Valmondois, même que je ne sais pas qu’en fiche !
Et, avec un entêtement d’ivrogne, Martin voulait à toute force contraindre les copains à écouter son histoire :
Il en avait du malheur, bon Dieu !… Le gosse, comme ça, était un gosse d’une femme de luxe, même qu’elle payait pas ses mois de nourrice, qu’il avait rappliqué à Paris, histoire de lui reflanquer l’enfant dans les mains…
— Seul’ment, ça, c’est pas d’veine, continuait l’Ours, paraît que la gerce, elle est à l’houstot, rapport à ce qu’on l’a esquinté aux trois quarts. Alors, moi, j’sais pus qu’en faire, du mômignard… Le garder, non, j’veux pas ! Très peu de me ruiner pour lui ! Le fout’ à la Seine, c’est dangereux !… Le coller à l’Assistance, ça me ferait du tort pour mon commerce !… Ah ! vingt cent mille diables !… Je le donnerais pour pas cher ! Qui qu’en voudrait ?