Depuis un instant, un homme était entré dans le bouge, un apache, au visage sévère, qui avait échangé un signe de tête avec l’Empoisonneur et, debout, appuyé contre un mur, fumait en regardant le plafond sans avoir l’air de prêter attention aux paroles qui s’échangeaient près de lui.
Cet homme, en réalité, ne perdait pas un mot des paroles de l’Ours. Il les écoutait si bien, il les observait avec tant d’attention qu’à deux reprises il avait même vivement tressailli.
Brusquement, il se départit de l’attitude flegmatique qu’il s’imposait.
— Dégueulasse ! appelait-il.
Dégueulasse, qui buvait sans penser à mal, le nez dans son verre, calculant qu’on était douze poteaux, qu’on avait déjà prix cinq tournées et qu’il en restait encore sept à boire, releva la tête de surprise.
— Quoi ? demandait-il. Qui c’est qui m’siffle ?
Dégueulasse perdit son assurance et parut fort surpris en apercevant celui qui l’avait appelé.
— Ah ! par exemple !… commença-t-il.
Il se levait, courait à l’homme.
— C’est vous, patron ?
— Chut ! fit l’autre. Ne me nomme pas, écoute…
Et Dégueulasse et son interlocuteur échangèrent quelques mots. Dégueulasse paraissait au comble de la stupéfaction.
— Bon sang ! répondit-il enfin, j’vais vous obéir, mais, tout d’même, je me d’mande à quoi que vous pensez et qu’est-ce que vous en f’rez ?
Dégueulasse jetait de furtifs coups d’œil vers les tables du bouge où les pierreuses s’étaient groupées, se disputant pour prendre le petit gosse sur leurs genoux et le faire sauter en lui racontant des histoires.
Dégueulasse ne posa pas d’autre question. L’homme qui lui parlait avait brusquement froncé les sourcils.
— Je n’aime pas les curieux, déclarait-il. J’aime encore moins les bavards ! Obéis, et ne cherche pas à comprendre !
— Bon, bon, ça va !…
L’oreille basse et faisant piètre mine sous la réprimande qu’il venait de recevoir, Dégueulasse s’approchait du comptoir où l’Empoisonneur demeurait maintenant immobile, dans une pose d’engourdissement qui cachait en réalité sa satisfaction devant la marche des affaires.
— Passe-moi les dés ! demandait Dégueulasse.
— Pourquoi faire ?
— Pour un zanzi.
En possession de deux cornets de cuir dans lesquels trois dés cliquetaient, Dégueulasse revint vers le fond du bouge, se pencha vers l’Ours.
— Eh vieux ! commençait-il. Y t’gêne, ton gosse ? Veux-tu me l’refiler ?
La proposition fit stupeur.
— Non, commençait Fumier, t’es piqué, des fois, camarade !
Œil-de-Bœuf, à son tour, protestait :
— Quoi, tu veux t’fout’nourrice, maint’nant ?
L’Ours lui-même paraissait abasourdi.
— Vrai ? faisait-il. Tu veux l’môme ? Qu’est-ce que tu l’payes ?
L’instinct d’avarice se réveillait déjà chez le père Martin.
Il ne savait que faire du numéro quatre, il le trouvait plus gênant qu’utile, mais il n’entendait pas le donner. Dégueulasse, d’ailleurs, ne marquait aucune surprise en entendant cette question.
— Ah bien, voilà, commençait-il. C’que j’en veux faire, c’est moi que ça r’garde ! Les autres ont pas à s’en mêler. Dis donc, l’Ours, j’te l’achète pas, mais j’te l’joue… Ça colle-t-y ?
— Tu me l’joue ? répéta l’Ours, qui n’avait plus les idées très nettes. Comment c’est que tu me l’joues ?
— En quarante points au zanzi. Tu marches ?
— Je marche.
Ils prirent chacun un cornet, la partie commença.
— Six ! annonça l’Ours.
— L’as ! riposta Dégueulasse.
On applaudit.
— Mon vieux, si tu y vas de ce train, tu n’es pas près d’avoir le môme !…
Mais la chance tournait : Dégueulasse, peut-être bien d’ailleurs, connaissait le secret de ces cornets qui n’étaient pas parfaitement ronds et de ces dés qui n’avaient rien de cubique. Il perdait encore deux ou trois fois, puis il se mettait à gagner de façon insolente. En douze coups, c’était une affaire faite.
— Quarante ! annonça Dégueulasse. Le môme est à moi !…
Et il battait un entrechat, dansait deux ailes de pigeon, puis allait prendre le numéro quatre par la main.
— Viens ici, chien d’ivrogne !
On n’était pas encore revenu de l’étonnement que causait cette partie que Dégueulasse emmenait hors du bouge l’enfant qu’il venait de gagner.
Derrière lui, la Puce et l’apache grave sortirent précipitamment…
XI
Crime horrible
Avec ses bâtiments s’étendant sur un énorme espace, avec ses murs noircis par les cheminées des usines environnantes, avec ses grandes cours entourées de galeries couvertes, ses inquiétants petits pavillons vitrés, l’hôpital Lariboisière avait l’air d’une ville énorme ou plus encore d’un monstre accroupi sur le sol, écrasé pour quelque sommeil gigantesque et tout vivant cependant, comme animé de colère contenue.
On voyait, à droite et à gauche, trouant la façade des murailles, des fenêtres ouvertes par où s’échappaient par moments des cris, des sanglots, des plaintes, de véritables bouffées de douleurs humaines, de désespoirs et de larmes.
Il flottait sur tout l’énorme quadrilatère un âcre parfum de remèdes violents, une odeur caractéristique d’iodoforme et d’acide phénique et l’on voyait voltiger dans le vent, malgré l’ordre minutieux des cours, des tampons d’ouate, des lambeaux de bandages, toutes les miettes de l’appareil de la souffrance.
Le seuil s’ouvrait par une entrée monumentale sur laquelle on cherchait, malgré soi, une inscription de désespérance. La voûte franchie, on trouvait de longs corridors étiquetés à toutes les calamités qui peuvent fondre sur l’organisme humain : maladies des yeux, maladies des oreilles, maladies contagieuses, services de chirurgie, clinique opératoire…
Le passant qui entrait là avait l’impression de pénétrer dans quelque enfer où tout un peuple de damnés, tracassé par le mal, souffrait, hurlait, s’acheminait lentement vers un destin fatal…
L’hôpital aux âcres odeurs, l’hôpital bruyant de cris, de larmes et de sanglots avait pourtant sur sa façade intérieure, du côté des boulevards, proche des arcades du métropolitain, un coin d’ombre et de silence. Relégué là, bâti de quatre planches, un baraquement se dressait, peinturluré de rouge, clos de volets qui ne s’ouvraient jamais. C’était le dépôt mortuaire. Chaque jour, on portait là, sur une civière que les infirmiers nommaient la boîte aux dominos, les pauvres bougres qui avaient rendu l’âme dans le vacarme indifférent des salles.
On n’attachait guère d’importance à eux. Ils étaient le déchet de la science médicale, ils représentaient aux yeux de tous un pourcentage, le chiffre de la mort triomphante sur les soins guérisseurs.
Or, par un phénomène curieux, c’était en réalité près de ce pavillon de la mort, où s’entassaient les cadavres, couchés les uns à côté des autres, immobiles et encombrants, qu’il faisait le meilleur pour se promener.