— Vous avez vu, messieurs, le terrible danger de la résection que je tentais ce matin. L’hémorragie qui s’est déclarée était impossible à prévoir, mon diagnostic était exact, mais le pronostic doit être désormais des plus réservés.
À cet instant, le chirurgien apercevait M lle Berthe.
— Allons, faisait-il, qu’est-ce que vous faites ici à traîner ? Est-on arrivé à la chambre 24 ?
— Je ne sais pas, monsieur le professeur. Justement, j’y vais.
— Bien, dépêchez-vous, dites que j’arrive tout de suite.
M lle Berthe, dès lors, ne flânait pas davantage. Se sentant poursuivie par le regard inquisiteur du professeur Tillois, qui, suivant ses propres expressions, ne la gobait pas beaucoup, M lle Berthe se mettait à courir.
Elle entrait dans une grande salle, claquait la porte, se faufilait entre les lits.
Tillois, avant de gagner la salle d’opération, avait dû passer la visite et examiner les opérés de la veille. On achevait de faire les pansements. C’était, dans la salle, le terrifiant concert des hurlements que la souffrance arrache aux plus courageux. Des internes s’occupaient à replacer les appareils, cependant que des infirmières, debout derrière eux, leur passaient les outils nécessaires, les pinces à ligatures, les flacons d’antiseptiques, les tas d’ouate, les longues bandes de tarlatane.
M lle Berthe ne prêtait même pas attention aux cris qui montaient de toutes parts. Simplement, elle interrogeait du regard un lit dont les rideaux étaient baissés.
— Tiens, le 13 est claqué ! pensa-t-elle.
Elle demandait confirmation à une collègue qui la croisait, affairée.
— Il a mis l’arme à gauche, le frère ?
— Oui, cette nuit.
M lle Berthe eut encore un petit éclat de rire.
Décidément la veine tournait. Tillois n’avait pas de chance, ce matin. Une hémorragie à la salle d’opération et un décès pour les opérations de la veille, le pourcentage serait mauvais, d’autant que le cas était simple à cet endroit. Qu’est-ce qu’il avait donc bien pu avoir, le 13 ? On le croyait tiré d’affaire.
M lle Berthe quitta la salle, claqua encore la porte vitrée sans prêter attention aux hurlements de douleur qu’elle occasionnait par la brusquerie de ses mouvements.
— Quel gueulard ! pensait M lle Berthe, haussant les épaules à la plainte d’un pauvre diable dont on avait, quelques jours auparavant, réduit une fracture au bassin.
Hors de la salle, M lle Berthe s’engagea dans un petit couloir qui conduisait à une série de chambres affectées aux besoins du service.
C’étaient les chambres d’isolement. On couchait là les malades qui ne pouvaient s’accommoder de la salle commune, ceux dont l’état était désespéré, ceux aussi dont la convalescence exigeait des précautions extrêmes.
M lle Berthe croisa au passage deux hommes graves qui paraissaient chercher leur chemin avec peine.
— J’arrive à temps ! pensa l’infirmière.
Elle voulut dépasser les deux inconnus, mais ceux-ci l’arrêtèrent :
— S’il vous plaît, demandait l’un d’eux, avec une grande politesse. Pouvez-vous nous indiquer, mademoiselle, la chambre 24 ?
Et il se nommait, éprouvant le besoin de justifier sa présence en pareil endroit :
— Je suis le juge d’instruction, et je viens procéder à un interrogatoire.
— Veuillez me suivre, messieurs.
M lle Berthe précéda les magistrats. Elle les conduisit jusqu’à la porte d’une chambre, elle se retourna pour les avertir.
— Voulez-vous attendre quelques instants, messieurs ? La règle de la maison exige la présence du chirurgien de service. M. Tillois est prévenu, il sera ici dans quelques instants.
— C’est fort bien, mademoiselle, c’est fort bien.
Et le personnage qui s’était donné pour le juge d’instruction s’inclinait, cependant que son compagnon, un petit vieillard à lunettes, avait un geste d’assentiment.
M lle Berthe entra dans la chambre.
La pièce avait bien cette allure, à la fois banale et tragique, qui caractérise les chambres d’hôpital.
Elle était tout simplement meublée d’un grand lit de fer, au-dessus duquel pendait, attachée au plafond, une corde terminée par une poignée.
Il était impossible, en entrant dans cette pièce, de ne pas comprendre que ceux-là seuls qui souffraient, qui risquaient de mourir, consentaient à habiter un pareil endroit. Aussi bien qui donc aurait pu dire combien de mains crispées s’étaient accrochées à cette corde, combien de corps douloureux avaient essayé de se soulever en s’agrippant à elle ?
M lle Berthe, du premier coup d’œil examinait la malade couchée dans le lit et immobile.
— Comment ça va, ce matin ? demandait-elle par habitude de métier.
Une voix faible, très faible, ripostait lentement :
— Mieux, il me semble. J’ai moins de fièvre.
Et c’était la demande habituelle, la demande classique, celle que formulent tous les blessés :
— Est-ce que le médecin ne va pas venir, ce matin ?
— Si, riposta M lle Berthe. Vous allez avoir des visites. Il faudra être sage et ne pas trop vous agiter.
En parlant, d’un geste machinal, l’infirmière tapotait les oreillers. Elle arrangeait les couvertures, disposait en ordre les quelques flacons qui traînaient sur les tablettes, reculait le verre comble jusqu’au bord d’une potion calmante.
— Oui, vous avez moins de fièvre, approuva-t-elle, jetant un coup d’œil à une pancarte fixée au-dessus de la tête de la blessée. Hier soir, vous aviez 39,8, vous avez maintenant 39,2. Allons, vous vous en tirerez !
À ce moment, la porte de la chambre s’ouvrait, le Dr Tillois entrait, suivi des deux personnages que l’infirmière avait rencontrés dans le couloir.
— Passez donc, messieurs ! faisait le chirurgien.
— Après vous, docteur.
— Nullement. Ici, je suis chez moi.
On faisait assaut de politesse, puis les trois hommes pénétraient dans la pièce.
Le Dr Tillois, alors, s’approchait du lit où la malade demeurait sans mouvement. Le chirurgien, d’un regard aigu, considérait son visage, puis il tâtait son pouls, examinait la langue, enfin il déclarait :
— Beaucoup mieux, ce matin. La fièvre tombe, la surexcitation nerveuse disparaît.
Le juge d’instruction, cependant, s’approchait.
— Puis-je tenter un interrogatoire ?
— Oui, à condition qu’il soit court.
— Je ne demanderai que l’indispensable.
Le juge d’instruction, à ce moment, s’approchait tout à fait du lit et se penchait au-dessus de la blessée à qui il adressait un bon sourire. Ce juge d’instruction, M. Gabert, était d’ailleurs un brave homme. Il n’aurait pas fait de mal à une mouche et il était fort troublé de se trouver ainsi, ce qui ne lui était encore jamais arrivé, contraint d’exercer son redoutable ministère au chevet d’une malade.
— Voyons, madame, commençait-il, je vais vous poser quelques questions et vous me répondrez le plus brièvement possible. Un simple signe de tête quand ce sera oui, un autre quand ce sera non, deux mots lorsqu’il vous faudra parler…
Puis, malgré lui, repris par les habitudes du métier, le juge d’instruction haussait la voix :