Выбрать главу

Croquemitaine chantait moins gaiement, et l’adjudant Radrap lui-même, un vieux brave qui avait fait le Mexique et la Crimée, délaissait les parties d’échec.

Perpétuellement, le long des couloirs, dans les galeries balayées par la pluie, à la chapelle, où pendent les aigles conquises à l’ennemi, dans le tombeau de l’Empereur même, les invalides s’abordaient. Ils échangeaient quelques mots, hochaient la tête gravement, grognaient d’incompréhensibles paroles, puis se séparaient avec toutes les apparences d’une colère vivement ressentie.

— Il faudra écrire à la place ! disait Laveigne, un ancien fourrier qui avait eu les deux bras emportés par un boulet à l’instant où il dressait pour une acclamation de joie, au moment de la prise d’une position.

— Sûrement ! lui accordait Andrieu, un adjudant dont les deux jambes manquaient, ce qui le rendait inséparable de son compagnon, l’un prêtant ses bras, l’autre aidant à marcher le béquillard. Il faudra écrire à la place.

La place, c’était tout bonnement l’administration tutélaire qui s’occupait de ces pauvres gens.

Mais le mot administration leur écorchait les lèvres. Ils n’étaient pas des administrés, que diable !… Ils étaient des militaires. Ils n’habitaient pas à Paris, ils y étaient casernés, cantonnés… Et les militaires cantonnés, cela dépend de la place !

Ce soir-là, cependant, dans le grand dortoir, dans la chambrée énorme, aux lits blancs, Radrap était entré avec une brusquerie sans pareille. Il avait, d’un coup d’épaule, claqué la porte derrière lui et depuis il gourmandait Croquemitaine qui, puni de tabac pour s’être relevé la nuit, ce qui était un délit grave, s’asseyait sur son lit et balançait ses jambes dans le vide en chantant son « ba be bi bo bu ».

— Ça n’a pas de bon sens ! disait Radrap. Qu’est-ce qu’ils font donc les autres ? Le rendez-vous était donné pour ce soir huit heures. Il est huit heures, que diable ! J’entends l’horloge qui sonne. Est-ce qu’ils ont oublié le mot de passe ?

Croquemitaine s’interrompit de chanter tout comme il s’était interrompu en entendant la menace qui l’effrayait le plus, à savoir qu’il allait réveiller l’Autre.

— Pour sûr, déclarait-il avec onction, pour sûr qu’ils sont encore à la buvette. Ils doivent fumer !…

Radrap, cependant, allait et venait. C’était un des favorisés de la bande. Il lui manquait tout juste la main gauche et le pied droit. Cela ne l’empêchait pas d’être d’une agilité remarquable, marchant avec une grande béquille, se cognant partout, frisant sa grande moustache blanche et grognant d’une voix de stentor :

— C’est ça, déclarait-il, ils fument !… Ah ! c’est du propre ! Il y a de l’indiscipline, mon général.

On appelait Croquemitaine mon général en raison d’un fait d’armes que le vieux brave avait commis jadis. Il avait, en effet, dans une mêlée furieuse, sauvé le commandant de sa division et, par son heureuse intervention, évité une panique.

Croquemitaine, cependant, s’était repris à chanter.

— Ba be bi bo bu…

Alors, Radrap marcha sur lui :

— Mon général, tais-toi ! répétait-il. Saperlotte, ce n’est pas le jour de faire l’imbécile ! On a du travail sur la planche…

Radrap disait cela d’un tel ton qu’on ne pouvait se tromper à ses paroles. Le travail dont il s’agissait devait être terrible et sanglant. Le travail, ce devait être quelque combat affreux, quelque furieuse révolution, quelque charge audacieuse à effectuer dans les rangs ennemis.

Mais quel était donc le rêve du vieil invalide et pourquoi ses yeux lançaient-ils des éclairs ?

Radrap, brusquement, prit une décision :

— C’est bon, dit-il à Croquemitaine. Tu ne veux pas te taire, mon général ? Et si tu es grognon, c’est parce que tu es privé de tabac ? Eh bien, tiens… on est des frères… Prends une prise dans ma tabatière… et vive l’Empereur !

Radrap faisait un cadeau merveilleux à Croquemitaine. Il ouvrait sa tabatière, en effet, il laissait celui-ci y prendre une prise de la main valide qui lui restait. Cela n’allait pas cependant sans quelque difficulté car, ainsi qu’il le disait lui-même, si Radrap voulait bien être généreux, il n’entendait pas être bête.

— Prends une prise, tonnerre de sang ! tonnait-il, mais n’en prends pas deux !… Hein ! mon général, si je n’y veillais pas, vieux farceur que tu es, tu viderais ma tabatière !

Et Croquemitaine avait tout juste pris une pincée. Il avait protesté de sa discrétion lorsque la porte s’ouvrit :

— Austerlitz ! criait une voix.

— Waterloo ! reprit Croquemitaine.

Et l’échange du mot de passe continua :

— Le Vol de l’Aigle !

— La chute du Géant !

— Plus tard la Revanche !

— C’est bon, entrez ! dit enfin Radrap.

Ils avaient tous l’innocente manie de compliquer leur existence en s’astreignant volontairement à toutes les règles militaires.

Tant d’années ces vieux braves avaient traîné dans les camps, tant de longs jours ils avaient dû courber leur volonté sous la loi inflexible de la discipline que leur âme était restée marquée d’un secret besoin de consigne. Ils n’auraient point compris la liberté absolue et s’astreignaient à obéir toujours. Et comme on ne leur donnait pas d’ordres, ils s’en donnaient à eux-mêmes, échangeant des mots de passe, organisant des rondes supplémentaires, se forçant à être sur leurs gardes, bons pour l’alerte, comme ils disaient.

Le mot de passe donné, cependant, la porte de la chambrée s’était brusquement ouverte et tous les invalides y pénétraient.

C’est une lamentable cohorte d’infirmes glorieux, de mutilés admirables. Il n’en était pas un qui n’eût son nom inscrit au livre de l’héroïsme, il n’en était pas un qui ne pût, avec fierté, prétendre avoir écrit quelques pages de l’histoire, avec son sang, avec sa vie.

Sur leur poitrine, les décorations se heurtaient, médailles militaires, médailles de Crimée. Elles pâlissaient toutes devant la tache rouge, la tache sanglante de la Légion d’honneur.

La croix brillait sur les humbles capotes d’un éclat tout particulier.

Il semblait qu’ainsi se justifiât la parole d’une général français :

— Ce joujou-là, disait-il, ne produit son effet que sur la capote d’un invalide quand celui-ci n’a plus ni bras ni jambes !

La cohorte, cependant, entrait avec ordre. Ils s’efforçaient tous de marcher en rang. Ceux qui avaient des jambes soutenaient les béquillards. Les manchots n’avaient pas l’air le moins fier. Un aveugle même, avec ses pauvres yeux sans regard, haussait le front et paraissait vouloir défier quiconque se permettrait quelque parole ou quelque geste imprudent.

Ils étaient une trentaine à peu près. Quand le dernier fut entré dans la chambre, Radrap, qui s’était levé et s’était mis au pied de son lit dans une position militaire, commanda :

— Halte ! Sur deux rangs… Repos !

Ce fut le dispersement.

La parade singulière s’achevait dans une débandade malheureuse. Ils toussaient, ils geignaient…

Beaucoup qui, tout à l’heure, en rang, gardaient encore une attitude martiale, se souvenaient désormais qu’ils avaient la goutte ou que de furieux rhumatismes disjoignaient leurs articulations.

— Ouf ! soufflait un vieux grognard. Deux étages, c’est haut tout de même !