Mais il fut interrompu par Radrap. Celui-ci était le chef de tous. Il commandait, tout en laissant, par coquetterie, le titre de général à l’excellent Croquemitaine qui, d’ailleurs, était toujours son ami et toujours hochait la tête approbativement.
— Silence… dans les rangs ! ordonna Radrap.
Et comme ses compagnons se taisaient, il passa sa main de bois dans un bouton de sa capote, imitant le geste fameux de Napoléon cachant sa main dans un pli de sa redingote grise.
Et Radrap, immédiatement, tenta une proclamation :
— Soldats ! commençait-il.
L’attention était extrême. On eût entendu une mouche voler.
— Soldats ! continuait Radrap. Vous n’ignorez pas pourquoi nous avons sonné ce soir le rassemblement. Les faits sont graves… J’ajoute qu’ils sont certains, que personne ne peut les nier…
— Si, interrompit un vieux grognard. La place prétend que nous rêvons.
Mais Radrap foudroya l’interrupteur du regard comme il foudroya aussi Croquemitaine qui s’était repris à chanter.
Radrap faisait une pause, tirait sur sa moustache, toussait un peu, puis reprenait :
— Soldats ! On prétend, pour se débarrasser de nous, sans doute, que nous sommes des invalides… Des invalides ! Cela fait rire ! Est-ce qu’une jambe ou un bras de moins ont jamais dispensé personne de faire son devoir ? Soldats ! Aujourd’hui, nous avons précisément un devoir à remplir. Il se passe des faits graves. L’ennemi est là, et nous devons défendre l’Autre… Qui d’entre vous veut risquer sa vie, offrir sa poitrine à la mort, conquérir de la gloire encore et défendre l’Autre ?
Il y eut un frémissement.
Radrap était en vérité éloquent. Il avait l’art des proclamations qui enthousiasment, qui électrisent.
Les invalides, d’un même mouvement, se levaient, avançaient d’un pas.
Comme jadis, lorsqu’on demandait deux hommes de bonne volonté pour les envoyer à la mort, ils sortaient tous du rang. Et c’était quelque chose de terrible et d’impressionnant que la tranquillité de ces vieux bonhommes, enfantins un peu, qui semblaient jouer à la guerre et dont l’ambition suprême, alors qu’ils avaient tant donné déjà leur vie, était de donner encore un peu de ce reste de vie qui leur appartenait…
— Bien ! dit Radrap. Vous êtes des hommes !
Il fit une pause, ayant l’air de rouler de sombres projets.
— Voilà ce qu’il faut faire, déclarait-il. Le service d’éclaireurs d’abord… Quatre hommes de bonne volonté à Sa grille.
Il n’était pas besoin d’autres explications ; la grille dont il s’agissait était évidemment la grille qui défendait l’entrée des Invalides, à côté du tombeau.
Radrap continuait :
— Quatre hommes de bonne volonté dans Sa chapelle.
Et il forçait le ton :
— Mission spéciale leur est donnée de veiller aux Aigles… Nous ne pouvons pas tolérer que l’on touche à Ses Aigles…
Et, après avoir fait une nouvelle pause, il ajoutait, continuant à donner ses instructions :
— Trois éclaireurs dans le passage… Trois autres dans la cour d’entrée… Deux à l’intérieur du tombeau… Mon général donnera la clé qu’il a. Cinq resteront ici, corps de réserve, les autres me suivront… C’est compris ?… Pas de rapport aux ordres ?… Bon, allez, marche !
Radrap, d’un pas saccadé, d’un pas qui visait à être le pas militaire et qu’un maudit rhumatisme pris dans les tranchées de Sébastopol faisait tout de même hésitant, longeait la chambre, avançait vers la porte. Il crut entendre derrière lui comme un murmure.
— Pas d’attendrissement, fit-il. On fait son devoir. Et c’est pour Lui !
Puis, la gaieté lui revenait, cette gaieté gavroche des soldats qui plaisantent au moment d’aller au feu.
— Ah, on leur montrera, aux embusqués de la place, de quel bois ils sont faits, les invalides !
Et son ricanement trahissait la douleur qu’il éprouvait d’être vieux.
Le long des couloirs alors des groupes cheminèrent, silencieux. On exécutait fidèlement les ordres du vieillard. On les exécutait avec zèle, avec précaution aussi, car les missions données n’étaient pas sans péril.
Les Invalides ne sont pas, en effet, exclusivement affectés aux vieux braves. Dans les énormes bâtiments du palais, une sorte de caserne existe, occupée par tous les bureaux de l’administration, cependant que de merveilleux appartements sont réservés aux généraux de la place de Paris, aux officiers supérieurs attachés à l’administration.
Les sentinelles, de jeunes soldats, ceux-là, étaient de faction un peu partout. Il convenait de les éviter.
Les invalides ne les aimaient guère, il y avait rivalité entre eux, trop de gloire d’un côté, trop de jeunesse de l’autre.
— Les vieux bonshommes ! disaient les jeunes soldats.
— Les blancs-becs ! ricanaient les invalides.
Parfois des disputes naissaient où les uns se traitaient de moutards et les autres d’infirmes.
Les petits groupes, cependant, les grognards, devaient avoir l’avantage. Dans la tranquillité paisible des bâtiments, les factionnaires montaient une garde fort distraite et peu soucieuse de surveiller les événements.
Les vieux, d’ailleurs, connaissaient tous les détours du palais. Ils savaient se glisser dans la nuit, furtifs comme des ombres, sans faire de bruit. Leurs béquilles elles-mêmes étaient silencieuses, seules auraient pu donner l’éveil leurs médailles s’entrechoquant.
Mais où allaient-ils et que faisaient-ils ?
Radrap, à la tête des dix compagnons qui constituaient le gros de son armée, avait, au sortir de la chambrée, suivi un long corridor. Il conduisait son monde par une galerie jusqu’à la face des bâtiments des Invalides qui regardent le dôme recouvrant le tombeau de l’Empereur.
Quand on arriva à proximité de la chapelle, Radrap se retourna et d’un geste imposa le silence.
— Attention ! dit-il. L’ennemi ne doit pas être loin… Ah ! fichu temps de chien, tout le même !… C’est comme en Crimée, le soir que j’étais de garde et qu’il neigeait si fort qu’au bout de mon bras je ne voyais plus ma main ! Ouvrez l’œil, vous autres !
Ils s’étaient tous arrêtés, ils considéraient la masse sombre du tombeau de l’Empereur, ils écarquillaient leurs yeux, attentifs, émus, grelottant de froid aussi.
Et ce fut l’aveugle, le malheureux aveugle, qui donna le premier l’alarme.
— Entendez-vous ? demandait-il.
Lui, avec ses sens affinés par la cécité, avec cette ouïe merveilleuse qu’acquièrent si vite ceux qui ont perdu l’usage des yeux, venait de surprendre un bruit extraordinaire.
— Sûrement, répétait-il, sûrement l’ennemi est là !…
Les invalides alors tendirent l’oreille anxieusement.
La nuit noire était venteuse. De gros nuages, lourds de pluie, prêts à crever, couraient à ras du sol dans une galopade effrénée.
Sous les invalides, penchés à leur balcon, le vent sifflait avec rage dans les longs couloirs sans porte. Il poussait des hurlements plaintifs, faisait grincer des volets mal attachés, jetait des « hou, hou » tragiques au silence nocturne.
Mais ce n’étaient pas ces bruits de tempête, ce vacarme de mauvais temps, le grondement de la bourrasque que les héroïques invalides épiaient.
Ce qu’ils entendaient maintenant, c’était comme un bruit sourd de marteaux, de chocs d’outils de fer, vigoureusement maniés. Par moments enfin, entre deux rafales, on entendait comme un bruit de lime ou encore, il le semblait du moins, des éclats de voix éloignées.