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Avant d'aller dîner chez sa mère, David m'entraîne au premier étage du Muséum of Modern Art. Sur les murs, tout l'élan de la modernité naissante, spontanée, colorée, fantasque: Monet, Matisse, Picasso, Bonnard, Léger, Picabia, Kan-dinsky, Chirico… L'élan des tableaux semble répondre à l'élan des rues new-yorkaises; il traduit

la même imagination bouillonnante, le même balancement du xxe siècle, des promesses les plus extravagantes aux catastrophes les plus noires. Je remarque que cette collection d'art, si fraîche et «new-yorkaise» dans l'esprit, porte un peu partout l'empreinte parisienne. Des étudiants américains arpentent les salles d'une étiquette à l'autre, en relevant les indications: Picasso, à Pans à partir de 1904; Kandinsky, peintre français né en Russie; Chirico, à Paris à partir de 1911; Gris, à Paris à partir de 1906; Mirô, à Paris de 1919 à 1940; Ernst, peintre français né en Allemagne; Chagall, peintre français né en Russie; Dali, en France à partir de 1929… On dirait qu'il s'est passé, à Paris, quelque chose d'extraordinaire; quelque chose qui se prolonge ici, au cœur de Manhattan, dans le dédale rythmé des tours et des avenues.

Une heure plus tard, nous remontons ensemble la 5e Avenue, le long de Central Park. Les immeubles surplombent les arbres comme de hautes falaises. Après avoir grimpé les escaliers du Metropolitan Muséum, nous traversons d'un pas rapide les accumulations de vieilles peintures. Habitué des lieux, David m'entraîne sans se tromper vers la salle bien éclairée où se masse la grande foule de touristes et de New-Yorkais.

Peu sensibles aux fresques pompeuses des époques royales, les visiteurs modernes s'extasient devant les impressionnistes. Entouré par ces tableaux, David semble lui-même extraordinaire-ment joyeux. Son œil perçoit d'emblée certaines vibrations: quatre peupliers au bord d'une route, une cathédrale de Rouen au soleil de midi. Il saisit de tout côté la présence de Monet. Mais, surtout, son regard est littéralement aspiré par une vaste toile fraîche, claire et ventée. Tout son corps semble saisi par l'air marin, les drapeaux colorés, les senteurs fleuries du Jardin à Sainte-Adresse. Les protagonistes l'ont attendu sans bouger: le père du peintre, coiffé d'un canotier, est toujours assis dans son fauteuil d'osier près de la femme tenant une ombrelle; le jeune couple bavarde, appuyé sur la balustrade. La mer ondule. Des voiliers et bateaux à vapeur entrent et sortent du port du Havre.

Rien n'est plus vivant que cette lumière maritime. Devant ce paysage de Sainte-Adresse, David s'enchante de reconnaître le mouvement du vent et des vagues dans la baie de Seine – quoique les jardins fleuris sur la mer aient aujourd'hui disparu. Quant à moi, reculant de quelques pas, je me réjouis d'observer chaque regard admiratif porté par les visiteurs (américains, asiatiques, européens…) sur cette plage du Havre, comme s'il s'agissait de la quintessence de la beauté. J'ai envie de prendre ces touristes par la main et de leur dire: «Vous savez, ce lieu existe vraiment; je suis né juste à côté.» Je m'enchante qu'une parcelle de Normandie, oubliée dans la dérive de l'histoire, ait traversé l'Atlantique, pour devenir le paysage le plus admiré, au cœur du grand musée de la cité qui est le cœur du monde.

Laissant David, je sors du Metropolitan pour m'enfoncer dans Central Park où mon émotion grandit encore tandis que se dessine, au loin, la forteresse extravagante de Midtown sur laquelle les hélicoptères ressemblent à des libellules. Heureux, je marche vers la façade de l'hôtel Plazza, grosse meringue Belle Époque, collée à la masse d'un gratte-ciel noir et blanc – énorme biscuit à la crème qui s'élève vers le ciel, comme toute cette ville s'élève au-dessus des anciennes maisons; comme si le New York new-yorkais protégeait de toute sa hauteur le New York européen, où reposent quelques tableaux essentiels de la fin du xixe siècle, devenus l'âme de cette ville archaïque et futuriste; quelques fossiles de l'esprit moderne, ramassés sur la plage du Havre quand Paris était le centre du monde et la Normandie le jardin de Paris.

Marchant droit devant moi, je descends la 5e Avenue vers Downtown, agité par un curieux sentiment patriotique. Je me répète intérieurement: «Voilà pourquoi je me sens tellement bien, à New York: parce que cette peinture conservée ici comme la fierté de l'espèce humaine, cette peinture fut peinte par le jeune Monet sur cette plage où j'ai marché. Parce qu'un siècle plus tard j'ai fui Le Havre en rêvant de suivre le chemin des artistes. Parce que aujourd'hui, fuyant Paris, je retrouve Monet au cœur de New York où tout continue, où tout commence…»

Une heure plus tard, j'atteins la pointe de l'île, à remplacement de South Street Seaport, l'ancien port de New York transformé en bazar touristique. C'est autour de ce comptoir que la cité s'est implantée puis agrandie au XVIIe siècle. Les quais en bois font face aux jolis gratte-ciel démodés de Brooklyn. Devant la baie de New York, au point de contact de l'Ancien et du Nouveau Monde, je respire une bouffée d'air marin, cette même odeur salée que je respirais, enfant, près des bassins du Havre.

J'ai grandi de l'autre côté de la ligne, entre Paris et Manhattan, dans une ville maritime où les trains chargés de passagers arrivaient sur le quai des transatlantiques. Pendant cent ans, les paquebots ont traversé cette mer, chargés de passagers. Un jour, sans doute, l'un de ces bateaux a transporté un colis spécial, protégé par un détective: le Jardin à Sainte-Adresse - comme si ce qui avait commencé là-bas devait continuer ici. Marchant au bord de l'eau, je relève la tête vers les buildings noirs de Wall Street où se reflète le soleil d'hiver. J'aspire de nouveau la mer et le sel à la pointe de New York, songeant au vieux Havre moribond, au monde vivant qui s'étend autour de moi, à cette nouvelle vie. Tout commence.

Alors, seulement, je me souviens que je suis en congés, que je parle à peine anglais, qu'il me reste en poche trois cents dollars et mon billet de retour pour après-demain.