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Les heures qui suivirent parurent interminables à Nicolas. Glacé, il n’avait aucune conscience de ce qui se passait autour de lui. Il dut répondre aux salutations de tous ceux qui se succédaient dans la chambre mortuaire. Des prêtres et des religieuses, se relayant au chevet du mort, récitaient la litanie des trépassés. Comme c’était l’usage. Fine servait crêpes et cidre aux visiteurs dont beaucoup demeuraient dans la grande pièce à parler à voix basse.

M. de Ranreuil était arrivé dans les premiers, sans Isabelle. Cette absence avait troublé l’émotion de Nicolas à revoir son parrain. Sous son ton cavalier, le marquis dissimulait mal son chagrin de voir partir un vieil ami et, avec lui, une complicité de trente ans. Il eut à peine le temps, dans la presse, de dire à Nicolas que M. de Sartine lui avait écrit qu’il était content de lui. Il fut entendu que le jeune homme se rendrait à Ranreuil après les funérailles, qui devaient se dérouler le dimanche.

Au fur et à mesure que s’égrenaient les heures, Nicolas observait les changements sur le visage du disparu. Le teint cireux des premières heures avait peu à peu viré au cuivre, puis au noir, et les chairs avalées sculptaient maintenant le profil d’un gisant de plomb. La tendresse fuyait devant cette chose qui se défaisait et qui ne pouvait plus être son tuteur. Il dut se ressaisir pour écarter cette impression, qui revint pourtant l’envahir plusieurs fois jusqu’à la mise en bière, le samedi matin.

Le dimanche, le temps fut beau et froid. Dans l’après-midi, la bière fut conduite sur un brancard à la collégiale toute proche. Nicolas chercha en vain Isabelle dans la foule qui s’y était rassemblée.

Il suivait machinalement les chants et les prières, refermé sur lui-même. Il considérait le vitrail qui surmontait le maître-autel et qui représentait les miracles accomplis par saint Aubin, patron du sanctuaire. La grande ogive de verre et de pierre, aux dominantes bleues, perdait peu à peu son éclat dans l’ombre hivernale qui montait. Le soleil avait disparu. Il s’était épanoui le matin dans la transfiguration du levant, il avait resplendi dans la gloire du milieu du jour, il déclinait maintenant.

Tout homme, pensait Nicolas, devait ainsi parcourir le cycle de sa vie. Son regard retomba sur la bière recouverte d’un drap noir orné de flammes d’argent qui miroitaient faiblement à la lueur incertaine des cierges du catafalque. Il se sentit à nouveau submergé par le chagrin et la solitude.

L’église était à présent envahie par les ténèbres. Le granit, comme il arrive en hiver, pleurait à l’intérieur. Aux fumées de l’encens et des cierges se mêlait une vapeur d’eau exsudée par les murailles sombres. Le Dies irae éclata comme une conclusion sans espoir. Tout à l’heure, et dans l’attente de la sépulture définitive, les pauvres restes seraient déposés dans la crypte, près des gisants jumeaux de Tristan de Carné et de sa femme.

Nicolas songea que c’était précisément là qu’il avait été abandonné, et que le chanoine Le Floch, il y aurait bientôt vingt-deux ans, l’avait découvert et recueilli. L’idée que son tuteur retrouvait la terre à cet endroit même lui fut comme une mystérieuse consolation.

Le lundi fut morne et Nicolas subit le contrecoup des fatigues et des chagrins. Il ne se décidait pas à rendre visite au marquis qui, à l’issue du service, lui avait renouvelé son désir de le voir.

Fine, oublieuse de sa propre peine, ne savait comment le distraire de ses pensées. Elle eut beau lui préparer les plats préférés de son enfance, il ne consentit pas à y toucher, se contentant d’un morceau de pain. Il passa une partie de la journée à errer à travers les marais, les yeux fixés sur la ligne de la mer qui blanchissait l’horizon. Un désir de départ et d’oubli l’envahissaient. Il poussa même jusqu’au bourg de Batz, montant, comme il le faisait, chaque fois avec Isabelle, au sommet du clocher de l’église. Coupé du monde, dominant les marais et l’océan, il se sentit mieux.

Quand il revint, trempé, il trouva maître Guiart, le notaire, qui l’attendait le dos au feu. Il invita Nicolas et Fine à écouter la lecture d’un testament fort court, dont les dispositions essentielles résidaient dans la mention finale : « Je meurs sans richesses, ayant toujours donné aux pauvres le surplus que Dieu avait bien voulu me réserver. La maison que j’habite appartient au chapitre. Je prie la providence de pourvoir au besoin de mon pupille. Il lui sera remis ma montre en or à répétition, pour remplacer celle qui lui fut naguère dérobée à Paris. Quant à mes biens propres, hardes, meubles, argenterie, tableaux et livres, il comprendra qu’ils soient vendus pour constituer une rente viagère, au denier vingt, à Mlle Joséphine Pelven, ma gouvernante qui, depuis plus de trente ans, s’est dévouée à mon service. »

Fine pleurait et Nicolas s’efforçait de la consoler. Le notaire rappela que le jeune homme devait régler les gages de la servante, les frais du médecin et de l’apothicaire, ainsi que les tentures, chaises et cierges des funérailles. Les économies de Nicolas diminuaient à vue d’œil.

Après le départ du notaire, il se sentit étranger dans sa maison, et désespéré de voir Fine prostrée sur une chaise. Ils restèrent longtemps à parler. Elle repartirait chez elle, où elle avait encore une sœur dans un village près de Quimper, mais s’inquiétait surtout de ce qu’il adviendrait de celui qu’elle avait élevé. Un à un, les liens qui attachaient Nicolas à Guérande se rompaient et lui-même dérivait, comme un bateau désamarré, emporté par des courants contraires.

Le mardi, Nicolas se décida enfin à répondre à l’invitation de son parrain. Il voulait fuir le logis de la place du Vieux-Marché où maître Guiart avait commencé l’inventaire et la prisée des biens du défunt, tandis que Fine achevait ses paquets.

Il cheminait lentement, songeur, ayant mis sa monture au pas. Le temps était revenu au beau, mais le gel couvrait les landes d’une résille blanche. La glace des ornières craquait sous les sabots du cheval.

En approchant d’Herbignac, il se remémora les traditionnelles parties de soule. Ce jeu violent et rustique, venu du fond des âges, exigeait un corps vigoureux, du courage, du souffle, et une résistance à toute épreuve quand coups et horions pleuvaient sur les participants. Nicolas en gardait le souvenir sur son corps. Une arcade droite ouverte avait laissé une cicatrice encore visible. Quant à sa jambe gauche, brisée par un coup de galoche, elle se rappelait à lui dès que le temps passait à la pluie.

Il éprouvait pourtant une certaine jubilation au souvenir de ces courses effrénées où le soulet, cette vessie de porc bourrée de sciure et de chiffons, devait être apportée au but. La difficulté tenait à ce que le terrain était illimité, que le porteur du soulet pouvait être poursuivi n’importe où, y compris dans les marcs ou les ruisseaux qui abondaient dans cette campagne, et que les coups de poing, de tête et de bâton étaient permis et même encouragés. Les fins de parties voyaient les adversaires épuisés et sanglants se retrouver pour des ripailles fraternelles, après que le baquet les avait débarrassés de la gangue de glaise ou de vase qui les recouvrait. Car il arrivait que la poursuite gagnât parfois jusqu’aux rives de la Vilaine.