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Tel un somnambule, il franchit forêts et rivières, villes et villages, ne s’arrêtant que pour changer de monture. Epuisé, il dut toutefois se résoudre à prendre la malle rapide à Chartres.

C’était le jour même où la vieille Émilie épiait deux individus suspects à Montfaucon.

III

DISPARITIONS

Y quieran que adivine

Y que no vea...

Et veulent qu’il devine Sans qu’il voie...

Francisco de Quevedo y Villegas
Dimanche 4 février 1761

L’entrée dans Paris ramena Nicolas sur terre comme un réveil brutal. Il émergeait après un long engourdissement.

La nuit était tombée depuis longtemps quand la malle arriva à la poste centrale, place du Chevalier-au-Guet. Sa voiture avait pris du retard en raison des chemins détrempés et, par endroits, inondés. Il retrouva un Paris qu’il ne reconnaissait pas. En dépit du froid et de l’heure avancée, un vent de folie soufflait sur les quartiers. Il fut à l’instant enveloppé, bousculé, étouffé et tourmenté par des bandes hurlantes dont les membres, masqués et ricanants, gesticulaient et se dépensaient en mille folies.

Un convoi en soutanes, surplis et bonnets carrés figurait la pompe funèbre d’un mannequin de paille. Un misérable vêtu en prêtre et portant une étole contrefaisait un officiant. Le tout était environné de filles travesties en religieuses qui simulaient des femmes grosses, pleurant et se lamentant. Tout ce cortège marchait à la lueur de flambeaux et bénissait le public avec un pied de porc trempé dans de l’eau sale. Chacun semblait pris de frénésie et les femmes étaient de loin les plus audacieuses.

Une fille masquée se jeta sur Nicolas, l’embrassa, lui murmura à l’oreille : « Tu es triste comme la mort » et elle lui tendit le masque grimaçant d’un squelette. Il se dégagea vivement et s’éloigna sous un chapelet d’injures.

Le carnaval avait commencé. Du début de l’année au mercredi des Cendres, les nuits seraient à la merci d’une jeunesse déchaînée se mélangeant à la canaille.

Peu avant Noël, M. de Sartine avait réuni tous les commissaires des quartiers, et Nicolas, à l’écart, avait assisté à ce conseil de guerre. Échaudé par les scandaleux excès qui avaient marqué le carnaval de 1760, le premier de son mandat, le lieutenant général de police ne souhaitait pas que se renouvelassent des débordements dont le roi lui-même s’était inquiété. Les amendes et les arrestations ne suffisaient plus. Il était nécessaire de tout prévoir et de tout maîtriser ; la machine policière devait mettre en marche ses plus infimes rouages.

Confronté aux réalités de la nuit, Nicolas comprit mieux les propos de M. de Sartine. Tout au long de son chemin, la licence régnait sans partage sur la ville. Il regretta vite de ne pas s’être masqué comme la fille lui avait conseillé de le faire. Il serait passé inaperçu en prenant ainsi la livrée de l’autre camp et n’aurait pas eu maille à partir avec des bandes déchaînées, qui cassaient les vitres, éteignaient les lanternes et se livraient à toutes sortes de dangereuses facéties.

Ce sont de vraies saturnales, pensait Nicolas en constatant que tout était à l’envers. La prostitution, qui d’ordinaire, se cantonnait à quelques lieux réservés, offrait ses divers visages en toute impunité. La nuit devenait le jour, avec ses huées, ses chansons, ses masques, ses musiques, ses intrigues et ses invites.

Le quartier Saint-Avoye, où se situait la rue des Blancs-Manteaux, paraissait plus calme. Nicolas fut étonné de voir le logis des Lardin largement éclairé, car le commissaire et sa femme recevaient peu, et jamais le soir. La porte n’étant pas fermée au verrou, il n’eut pas à utiliser sa clé particulière. Venant de la bibliothèque, les échos d’une conversation animée lui parvinrent. La porte était ouverte, il entra. Mme Lardin lui tournait le dos. Elle se tenait debout et parlait avec véhémence à un homme en manteau, petit et corpulent, que Nicolas reconnut comme étant M. Bourdeau, l’un des inspecteurs au Châtelet.

— Ne pas m’inquiéter ! Mais enfin, monsieur, je vous dis et vous répète que je n’ai pas vu mon mari depuis vendredi matin. Il n’est pas rentré depuis... Nous devions souper hier chez mon cousin le docteur Descart, à Vaugirard. Passe encore que son service l’ait retenu toute une nuit : j’ai le malheur d’être l’épouse d’un homme dont j’ignore toujours l’emploi qu’il fait de son temps. Mais trois jours et bientôt trois nuits sans nouvelles, cela me passe...

Elle s’assit et se tamponna les yeux avec un mouchoir.

— Il lui est arrivé quelque chose ! Je le sais, je le sens. Que dois-je faire, monsieur ? Je suis au désespoir !

— Madame, je crois pouvoir vous dire que M. Lardin avait mission de découvrir une banque de jeu clandestin. C’est une affaire bien délicate. Mais voilà M. Le Floch. Il pourra m’aider demain si votre mari, ce que je me refuse à croire, ne réapparaissait pas.

Louise Lardin se retourna, se leva en joignant les mains, et laissa tomber son mouchoir. Nicolas le ramassa.

— Oh ! Nicolas, vous voilà ! Je suis bien aise de vous voir. Je suis si seule et désemparée. Mon mari a disparu et... Vous m’aiderez, Nicolas ?

— Madame, je suis votre serviteur. Mais je suis de l’avis de M. Bourdeau : le commissaire a sans doute été retenu par cette affaire que je crois connaître et dont les tenants sont en effet délicats. Prenez du repos, madame, il est tard.

— Merci, Nicolas. Comment se porte votre tuteur ?

— Il est mort, madame. Je vous remercie de votre sollicitude.

La mine apitoyée, elle lui tendit la main. Il s’inclina. Louise Lardin sortit sans un regard pour l’inspecteur.

— Vous savez calmer les femmes, Nicolas, commenta celui-ci. Mon compliment. Je suis désolé pour votre tuteur...

— Je vous remercie. Quel est votre sentiment ? Le commissaire est homme d’habitudes. Il découche quelquefois, mais il prévient toujours.

— D’habitudes... et de secret. Mais l’essentiel était de calmer pour ce soir les inquiétudes de sa femme. Vous vous y êtes mieux entendu que moi !

Bourdeau considéra Nicolas en souriant, les yeux pétillants d’une ironie bienveillante. Chez qui Nicolas avait-il remarqué la même expression ? Peut-être chez Sartine qui, souvent, le regardait pareillement. Il rougit sans relever le propos.

Les deux hommes devisèrent encore quelques instants et décidèrent d’aviser à l’aube. Bourdeau prit congé. Nicolas allait gagner sa soupente quand Catherine, qui avait tout écouté dans l’ombre, surgit. La large face camuse paraissait livide à la lumière du bougeoir.

— Bauvre Nicolas, je te blains. Quel grand malheur ! Tu es seul, baintenant. Tout va mal, tu sais, ici auzi. Très mal, très mal.

— Que veux-tu dire ?

— Rien. Je sais ce que je sais. Je n’ai pas les oreilles sourdes.

— Si tu sais quelque chose, il faut m’en parler. Tu n’as plus confiance en moi ? Tu veux ajouter encore à ma peine. Tu es sans cœur.

Nicolas regretta aussitôt sa mauvaise foi à l’égard de la cuisinière, qu’il aimait tendrement.