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Il courut à son bureau et saisit une feuille de papier. D’un geste, il convia Nicolas à prendre place sur le grand fauteuil de damas rouge.

— Écrivez, je veux savoir si votre main est bonne.

Nicolas, plus mort que vif, s’appliqua de son mieux. Sartine réfléchit quelques instants, sortit une petite tabatière d’or de la poche de son habit, y cueillit une pincée qu’il plaça délicatement sur le dos de sa main. Il renifla, une narine après l’autre, ferma les yeux de contentement et éternua bruyamment, projetant des particules noires tout autour de lui et sur Nicolas, qui tint ferme sous l’orage. Le lieutenant se moucha avec de longs soupirs d’aise.

— Allons, écrivez : « Monsieur, il m’apparaît utile pour le service du roi et pour le mien que vous preniez, dès ce jour, comme secrétaire, gagé sur ma caisse, Nicolas Le Floch. Je vous saurais gré de l’accueillir, au pot et au feu, et de me rendre compte exactement de son service. » Portez l’adresse : « À M. Lardin, commissaire au Châtelet, en son logis, rue des Blancs-Manteaux. »

Puis, s’emparant prestement de la lettre, il l’approcha de ses yeux et l’examina.

— Soit, un peu bâtarde, oui, un peu bâtarde, déclara-t-il en riant. Mais cela ira pour un début. Il y a la plume, il y a l’action.

Il reprit son fauteuil abandonné par Nicolas, signa la missive, la sabla, la plia, enflamma un morceau de cire aux braises déposées dans un pot de bronze, l’écrasa sur le papier et y imprima son sceau, le tout en un tournemain.

— Monsieur, la charge que je vous veux voir prendre auprès du commissaire Lardin exige des qualités de probité. Savez-vous ce qu’est la probité ?

Nicolas, pour le coup, se jeta à l’eau.

— C’est, monsieur, l’exactitude à remplir les obligations d’un honnête homme et...

— Mais il parle ! Bon. Cela sent encore son collège, mais ce n’est pas faux. Vous devrez être discret et prudent, savoir apprendre et savoir oublier, être capable d’entrer dans le secret de la confidence. Il vous faudra apprendre à rédiger des mémoires suivant les choses qui vous seront commises, leur donner le bon tour. Saisir au vol ce qu’on vous dira et deviner ce qu’on ne vous dira pas, enfin rebondir sur le peu de mots que vous aurez saisi.

Il ponctuait ses paroles de son index levé.

— Non seulement cela, mais vous devez aussi être témoin juste et sincère de ce que vous verrez sans rien diminuer qui puisse en altérer le sens, ni paraître le changer en rien. Songez, monsieur, que de votre exactitude dépendront la vie et l’honneur d’hommes qui, fussent-ils de la plus basse canaille, doivent être traités selon les règles. Vraiment, vous êtes bien jeune, je me demande... Mais, après tout, votre parrain l’était aussi lorsqu’à votre âge il franchit la tranchée sous le feu au siège de Philippsburg avec M. le maréchal de Berwick qui, lui d’ailleurs, y laissa la vie. Et moi-même...

Il paraissait songeur et, pour la première fois, Nicolas vit briller dans son regard comme un éclair de compassion.

— Il faudra être vigilant, prompt, actif, incorruptible. Oui, surtout incorruptible. (Et il frappait de la paume sur la précieuse marqueterie du meuble.) Allez, monsieur, conclut Sartine en se levant, vous êtes désormais au service du roi. Faites en sorte que l’on soit toujours content de vous.

Nicolas s’inclina et prit la lettre qu’on lui tendait. Il approchait de la porte quand la petite voix moqueuse l’arrêta avec un ricanement.

— Vraiment, monsieur, vous êtes mis à ravir pour un bas Breton, mais maintenant vous êtes parisien. Allez chez maître Vachon, mon tailleur, rue Vieille-du-Temple. Faites-vous faire plusieurs habits, du linge et les accessoires.

— Je ne...

— Sur mon compte, monsieur, sur mon compte. Il ne sera pas dit que j’aurai laissé loqueteux le filleul de mon ami Ranreuil. Beau filleul, en vérité. Disparaissez et obéissez au moindre appel.

Nicolas retrouva les bords du fleuve, avec soulagement. Il respira profondément l’air froid. Il avait le sentiment d’avoir surmonté cette première épreuve, même si certaines phrases de Sartine ne laissaient pas de l’inquiéter un peu. Il regagna presque en courant le couvent des Carmes déchaux où le bon père l’attendait en pilonnant furieusement des plantes innocentes.

Grégoire dut tempérer l’ardeur de Nicolas qui finit par se laisser convaincre de ne pas rejoindre la demeure du commissaire Lardin le soir même. En dépit des rondes du guet, l’insécurité était grande et il craignait qu’il ne s’égare et ne s’attire, dans la nuit propice, quelque mauvaise affaire.

Il tâcha de calmer la fougue du jeune homme en se faisant conter par le menu l’audience du lieutenant général de police, et se fit répéter les moindres détails, n’hésitant pas à relancer le récit par des digressions suivies de nouvelles questions. Il décelait partout des intentions qui nourrissaient d’interminables commentaires.

Le père Grégoire s’émerveilla à part lui, et malgré son pressentiment initial, que, du petit provincial inconnu encore à moitié assommé par la ville, M. de Sartine ait pu faire si vite un instrument de sa police. Il présumait bien qu’il y avait sous ce quasi-miracle, aussi promptement consommé, un mystère dont les arcanes ne lui apparaissaient pas. Aussi contemplait-il Nicolas avec ébahissement, comme une créature qu’il aurait mise en marche et qui lui aurait soudain échappé. Il en éprouvait une tristesse sans aigreur et ponctuait ses remarques de « Miséricorde » et de « Cela me surpasse » répétés à l’infini.

L’heure du dîner surprit les deux complices qui se hâtèrent vers le réfectoire. Puis Nicolas s’apprêta pour une nuit qui ne fut guère plus reconstituante que la précédente. Il devait tenter de maîtriser le vagabondage de son imagination. Elle était souvent fiévreuse et débridée et lui jouait de méchants tours, soit en lui faisant apparaître l’avenir sous de funestes auspices, soit, au contraire, en écartant de son esprit ce qui aurait dû être objet de souci et de précautions. Il prit à nouveau la résolution de se corriger et, pour se rassurer, s’assura qu’il savait tirer profit de l’expérience. Pourtant, il retrouva vite l’angoisse familière en songeant que, le lendemain, commençait une nouvelle existence dont il devait se garder de rien imaginer. À plusieurs reprises, alors qu’il s’assoupissait, cette idée le poigna, et il était bien tard quand il sombra enfin dans le sommeil.

Au matin, après avoir écouté les dernières recommandations du père Grégoire, Nicolas lui fit ses adieux, accompagnés, de part et d’autre, de promesses de se revoir. De fait, le moine s’était attaché au jeune homme et il aurait volontiers continué à l’initier à la science des simples. Il n’avait pas été sans remarquer, au fil des semaines, les qualités sérieuses d’observation et de réflexion de son élève. Il lui fit écrire deux billets pour son tuteur et pour le marquis, qu’il se chargerait d’acheminer. Nicolas n’osa y ajouter un message pour Isabelle, se promettant bien d’user de sa liberté nouvelle pour le faire un peu plus tard.

À peine Nicolas avait-il franchi les portes du couvent que le père Grégoire gagna l’autel de la Vierge et se mit à prier pour lui.

Nicolas reprit le même chemin que la veille, mais son pas était plus allègre. Passant devant le Châtelet, il se remémora l’entrevue avec M. de Sartine et un dialogue auquel lui-même n’avait guère participé. Ainsi, il était sur le point d’entrer « au service du roi »... Il n’avait pas, jusque-là, mesuré l’exacte portée de ces paroles. À bien y réfléchir, elles n’avaient pas de sens pour lui.