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Le roi, ses maîtres et le marquis lui en avaient parlé, mais tout cela lui semblait appartenir à un autre monde. Il avait vu des gravures et un profil sur des monnaies et il avait ânonné la liste interminable des souverains, et cela avait autant de réalité pour lui que la succession des rois et des prophètes de l’Ancien Testament. Il avait chanté, dans la collégiale de Guérande, le Salve fac regum le 25 août, jour de la Saint-Louis. Son entendement ne faisait pas le lien entre le roi, figure de vitrail et symbole de foi et de fidélité, et l’homme de chair et d’os qui exerçait le pouvoir d’Etat.

Cette réflexion l’occupa jusqu’à la rue de Gesvres. Là, de nouveau attentif à ce qui l’entourait, il découvrit avec stupeur une rue qui traversait la Seine. Après avoir débouché sur le quai Pelletier, il se rendit compte qu’il s’agissait d’un pont bordé de maisons. Un petit Savoyard attendant la pratique, la marmotte sur l’épaule, lui apprit que c’était le pont Marie. Se retournant plusieurs fois sur ce prodige, il rejoignit la place de Grève. Il la reconnut pour l’avoir vue un jour sur une estampe, apportée par un colporteur, qui représentait le supplice du bandit Cartouche, en novembre 1721, devant un grand concours de peuple. Nicolas, enfant, rêvait devant elle et s’imaginait qu’il entrait dans la scène et qu’il se perdait dans la foule, jeté dans des aventures sans fin. Il eut un choc : son rêve était devenu réalité, il foulait le théâtre des grandes exécutions criminelles.

Laissant le port aux blés à sa droite, il entra dans le cœur du vieux Paris par l’arcade Saint-Jean de l’Hôtel de Ville. Le père Grégoire, en lui indiquant son itinéraire, l’avait vivement mis en garde contre cet endroit : « Voilà, disait-il en joignant les mains, un lieu aussi triste que dangereux par lequel défile tout ce qui vient de la rue Saint-Antoine et du faubourg. » L’arcade était le lieu de prédilection des voleurs et de faux mendiants qui guettaient le passant sous sa voûte solitaire. Il s’y engagea prudemment, mais n’y croisa qu’un porteur d’eau et quelques gagne-deniers qui se dirigeaient vers la Grève pour y trouver du travail.

Par la rue de la Tissanderie et la place Baudoyer, il gagna le marché Saint-Jean. C’était, lui avait dit son mentor, le plus vaste de Paris après les Halles, et il le reconnaîtrait à une fontaine située en son centre, près du corps de garde, ainsi qu’à la foule qui venait s’y approvisionner en eau de Seine.

Nicolas, accoutumé à l’ordre bonhomme des marchés provinciaux, dut se frayer un chemin au milieu d’un véritable chaos. Toutes les denrées étaient entassées pêle-mêle sur le sol, sauf la viande qui bénéficiait d’étals particuliers. La tiédeur de l’automne aidant, les odeurs étaient fortes, et même infectes du côté de la marée. Il ne pouvait croire que puissent exister d’autres marchés plus vastes et plus animés que celui-ci. Les emplacements de vente étaient resserrés, la circulation impraticable, et pourtant des équipages s’y engageaient, menaçant de tout écraser sur leur passage. Les marchandages et les querelles allaient bon train et il remarqua, surpris par les parlers et les tenues, que nombre de paysans de la banlieue venaient ici vendre leurs produits.

Emporté par les courants et les contre-courants, Nicolas fit trois ou quatre fois le tour du marché avant de trouver la direction de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Celle-ci le conduisit, sans encombre, rue des Blancs-Manteaux où, entre la rue du Puits et la rue du Singe, il découvrit la demeure du commissaire Lardin.

Indécis, il considérait la petite maison de trois étages, bordée de chaque côté de jardins protégés de hauts murs. Il souleva le heurtoir, qui retomba en éveillant de sourds échos à l’intérieur. La porte s’entrouvrit et un visage de femme apparut, coiffé d’une charlotte blanche, mais si large et si mafflu qu’il semblait le prolongement d’un corps énorme dont le haut était engoncé dans un caraco rouge, le tout encadré par deux bras dégoulinant de lessive et en proportion de l’ensemble.

— Que foulez-vous ? demanda-t-elle avec un accent étrange que Nicolas n’avait jamais entendu.

— Je viens porter un pli de M. de Sartine au commissaire Lardin, dit Nicolas qui se mordit les lèvres aussitôt d’avoir, dès la mise, jeté son seul atout.

— Donnez-moi.

— Je dois le remettre en main propre.

— Berzonne à la maison. Attendez.

Elle repoussa la porte brusquement. Il ne restait donc à Nicolas qu’à faire preuve de cette patience dont il se confirmait qu’elle était la vertu la plus nécessaire à Paris. Sans oser s’éloigner de la maison, il fit les cent pas, tout en examinant les alentours. Sur le côté opposé de la rue, fréquentée par de rares passants, il apercevait des bâtiments, couvent ou église, noyés au milieu de grands arbres dépouillés.

Fatigué par son périple matinal, le bras gourd du poids de son sac, il s’assit sur le perron de la maison, il avait faim, n’ayant pris le matin, au réfectoire des Carmes, qu’un peu de pain trempé dans une soupe. Une cloche proche sonnait trois heures quand un homme, taillé en force, la tête couverte d’une perruque grise et appuyé sur une canne qui ressemblait beaucoup à un gourdin, lui demanda sèchement de laisser le passage. Présumant à qui il avait affaire, Nicolas s’écarta, s’inclina et prit la parole.

— Je vous demande pardon, monsieur, mais j’attends le commissaire Lardin.

Deux yeux bleus le fixaient intensément.

— Vous attendez le commissaire Lardin ? Moi, j’attends depuis hier un certain Nicolas Le Floch. Vous ne le connaissez pas, par hasard ?

— C’est moi, monsieur, vous me voyez...

— Point d’explications...

— Mais..., bredouilla Nicolas, en tendant la lettre de Sartine.

— Je sais mieux que vous ce que le lieutenant général de police vous a ordonné. Je n’ai que faire de cette lettre que vous pouvez garder en relique. Elle ne m’apprendra rien que je ne connaisse et ne peut que me confirmer que vous ne vous êtes pas plié aux instructions que vous aviez reçues.

Lardin heurta la porte et la femme réapparut dans l’encadrement.

— Monsieur, je n’ai bas voulu...

— Je sais tout cela, Catherine.

Il fit un geste péremptoire, autant pour interrompre sa servante que pour inviter Nicolas à entrer. Il se débarrassa de son manteau, découvrant un pourpoint de cuir épais sans manches, et, retirant sa perruque, dévoila un crâne entièrement rasé. Ils entrèrent dans une bibliothèque dont la beauté et le calme étonnèrent Nicolas. Un feu finissant de se consumer dans une cheminée de marbre sculptée, un bureau noir et or, des bergères tapissées de velours d’Utrecht, les boiseries blondes des murs, les gravures encadrées et les livres, richement reliés, alignés sur leurs rayons — tout concourait à créer une atmosphère que quelqu’un de plus roué que Nicolas eût qualifiée de voluptueuse. Il ressentait confusément que ce cadre raffiné correspondait assez peu à l’apparence fruste de son hôte. Le grand salon, encore à moitié médiéval, du château de Ranreuil avait été, jusqu’à ce jour, sa seule référence dans ce domaine.