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Mais tout avait pris fin, un jour, sur un champ de bataille. Pourquoi celui-là, pourquoi lui ? Cela commençait par la diane éclatant dans l’aube froide. L’ennemi avait attaqué dès cinq heures. Les états-majors chamarrés passaient au galop. Là-bas, sur une petite butte, on apercevait un point gris et doré et un autre, rouge, à ses côtés. Le sergent murmurait que c’étaient le roi et son fils le dauphin. Bricart avait vu, pour la première et la dernière fois de sa vie, le maréchal de Saxe, si souffrant d’une suite de vérole qu’on le promenait, tout enflé d’eau, dans une chaise d’osier, qui fouettait de sa voix colérique les énergies et le désordre des officiers. Tout s’ébranlait dans le cri des clairons et les colonnes, l’une après l’autre, montaient en ligne.

Puis, aussitôt, tout s’achevait. Le choc qui surprend, la première impression que rien n’est arrivé, qu’on a sauvé sa peau et qu’on va se relever seulement couvert de terre et du sang du camarade fauché à côté de soi. C’est ensuite la sensation de baigner dans un liquide chaud et alors, par secousses de plus en plus violentes, la douleur à hurler qui monte de la jambe fracassée par le boulet. Il était resté abandonné jusqu’à la nuit et s’était lui-même garrotté la cuisse. Il avait été ramassé à demi mort. Mais, auparavant, il avait entendu le fracas effrayant de la bataille, les cris, les hennissements et les hurlements qui, peu à peu, avaient laissé la place aux lamentations des blessés et aux râles des mourants. Près de lui, un housard, écrasé sous sa monture, pleurait doucement en appelant sa mère. Il avait dû se défendre contre des détrousseurs de cadavres, des femmes et jusqu’à des enfants qui arrachaient aux pauvres morts leurs misérables richesses, y compris Je galon décousu des uniformes. Il avait été ensuite ramené en charrette à un poste de secours. Le sol y était couvert de sang et de débris humains. Des chirurgiens estropiaient le pauvre monde. Sa jambe droite y était passée. Il était resté là de longs jours. Chaque blessé reposait dans ses déjections pire que s’il était couché sur du fumier. Tous étaient couverts de vermine et les morts servaient de matelas aux vivants. Oui, il avait été soldat, on s’était bien servi de lui comme d’une bête promise à l’abattoir.

Une fois invalide, comme il n’avait ni soutien ni grade, on l’avait abandonné sans secours avec, pour tout viatique, son habit d’uniforme usé et son pilon de bois. Il avait regagné son village. Ses père et mère étaient morts depuis longtemps, ses rares cousins l’avaient cru disparu et son maigre héritage était dispersé. Réduit à la misère, il avait beaucoup erré, puis avait cru que la grande ville lui fournirait plus aisément de quoi subvenir à ses besoins. Mais que pouvait espérer un invalide incapable d’offrir sa force ? Il ne savait ni lire ni écrire, rien que signer son nom en bâtons. Il craignait de finir à l’Hôpital général, enfermé comme une bête au milieu des furieux à qui on doit porter les aliments au bout d’une baïonnette. Il en parlait en connaissance de cause, ayant été pris une fois et enfermé à Bicêtre. Il s’en était enfui par miracle et sa terreur était grande d’y retourner.

Bricart s’était animé tout au long de son récit. Le rouge lui était venu aux pommettes. Mais, sous l’effet de l’alcool, il retombait dans sa prostration, le menton affaissé sur la poitrine. Nicolas ne pouvait s’empêcher de plaindre cette créature que la vie avait à ce point éprouvée. Pourtant, le moment était venu de pousser le prisonnier dans ses retranchements et d’obtenir de lui, soit un aveu formel, soit des renseignements susceptibles de faire avancer l’enquête. Il était indispensable de corroborer les éléments divers déjà en sa possession. Il décida d’attaquer au plus vif. Les réactions de Bricart indiqueraient la voie dans laquelle devrait se poursuivre l’interrogatoire.

— Vous risquez bien plus que Bicêtre ! dit Nicolas. Soyez bon garçon et racontez-moi ce que vous trafiquez avec Rapace. Et d’abord, d’où vient ce cabriolet ensanglanté découvert dans votre grange ?

Bricart se tassa un peu plus sur lui-même. Il jeta à Nicolas un regard trouble et méfiant.

— Nous sommes revendeurs, c’est tout. Nous achetons et nous vendons.

— Vous ne pouvez pas m’avouer que vous redoutez l’hôpital et, dans le même temps, prétendre que vous êtes commerçant ! Il y a là quelque chose que vous ne ferez croire à personne.

— C’est Rapace qui a les fonds. Moi je n’ai rien, je l’aide.

— À quoi faire ?

— À trouver les occasions.

— Et ce cabriolet, c’était une occasion ?

— C’est Rapace qui a traité.

Nicolas comprit que Bricart avait choisi un terrain de défense solide : tout mettre sur le compte de Rapace, qui, désormais, ne pouvait plus le contredire. Le long récit de la vie du soldat avait déjà été une tentative de diversion. Il parlerait beaucoup de ce qui importait peu. et il se tairait sur l’essentiel. Il fallait trouver un autre angle d’attaque.

— Votre jambe vous fait-elle souffrir ?

Bricart, soulagé, saisit au bond l’invite qui lui était faite de parler d’autre chose.

— Ah ! mon bon monsieur, pas un moment, elle ne me laisse la paix, la garce. Croiriez-vous qu’elle est toujours là. Je la sens, elle me démange, j’ai même les orteils gourds. C’est-y pas une pitié et un supplice d’avoir à gratter dans le vide ! Et le moignon, le moignon, toujours à vif... C’est bien grande peine !

— Votre pilon me paraît solide.

— Et comment qu’il l’est ! Il a été fait du bois de chêne d’un triqueballe[62] détruit à Fontenoy. C’est un charpentier qui me l’a taillé. Ce pilon, c’est un vieux camarade qui n’a jamais trahi.

Il en éleva la pointe vers Nicolas. Celui-ci saisit fermement son extrémité. Bricart fut rejeté contre la muraille, où il alla donner de la tête.

— Mordieu, que me veut ce trigaud[63] ? gronda-t-il.

— Je te crois un gueux avéré qui ne cesse de mentir, répondit Nicolas, et je prétends te faire rendre raison.

Tout en maintenant d’une main le pilon de Bricart, il avait sorti de l’autre un papier froissé de sa poche. Il appliqua soigneusement le bout ferré de la prothèse au centre du document.

— Ceci est convaincant, déclara-t-il. Jean-Baptiste Lenfant, dit Bricart, je vous accuse de vous être trouve, dans la nuit du 2 février, à Montfaucon, avec Rapace, votre complice, pour y déposer les restes d’un corps assassiné. Vous vous y étiez rendus en charrette avec un cheval.

Les yeux affolés du prisonnier cherchaient désespérément une issue. Nicolas avait déjà vu ce regard à un renard pris au piège, entouré de chiens furieux. Il n’était pas fier d’avoir réduit un homme à cet état de panique, mais il fallait le faire parler. Il lâcha le pilon qui retomba avec un bruit sec contre la planche.

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62

Charroi d’artillerie.

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63

Personne qui use de détours.