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Lardin resta debout.

— Monsieur, vous débutez de bien étrange manière dans une carrière où l’exactitude est essentielle. M. de Sartine vous confie à moi et j’ignore ce qui me vaut cet honneur.

Souriant avec ironie, Lardin fit craquer les jointures de ses doigts.

— Mais j’obéis et vous devez obéir aussi, poursuivit-il. Catherine vous conduira au troisième. Je n’ai qu’une mauvaise mansarde à vous offrir. Vous prendrez vos repas à l’office ou dehors, à votre guise. Chaque matin, vous vous présenterez à moi dès sept heures. Vous devez, me dit-on, apprendre les lois. Pour cela, vous irez chaque jour deux heures chez M. de Noblecourt, ancien magistrat, qui mesurera vos talents. J’attends de vous une assiduité parfaite et une obéissance sans murmure. Ce soir, pour fêter votre arrivée, nous dînerons en famille. Vous pouvez disposer.

Nicolas s’inclina et sortit. Il suivit Catherine qui l’installa dans une petite chambre mansardée. Il fallait, pour y parvenir, traverser un grenier encombré. La pièce le surprit agréablement par son volume et par la présence d’une fenêtre donnant sur le jardin. Elle était simplement meublée d’une couchette, d’une table, d’une chaise, et d’une commode-toilette surmontée d’un miroir, avec sa cuvette et son broc. Le parquet était recouvert d’un tapis élimé. Il rangea ses quelques effets dans les tiroirs, retira ses souliers, s’allongea et s’endormit.

Quand il se réveilla, la nuit était déjà tombée. Il rafraîchit son visage et se coiffa, avant de descendre. La porte de la bibliothèque où il avait été reçu était à présent fermée, mais celles des autres pièces donnant sur le couloir étaient demeurées ouvertes ; il put ainsi satisfaire une prudente curiosité. Il vit d’abord un salon aux teintes pastel à côté duquel la bibliothèque lui parut soudain d’une grande austérité. Dans une autre pièce, trois couverts étaient dressés. Au fond du couloir, une autre porte donnait sur la cuisine, à en juger par les odeurs qui s’en échappaient. Il s’approcha. La chaleur était intense dans la pièce et Catherine s’essuyait le front avec un torchon à intervalles réguliers. Quand Nicolas entra, elle ouvrait des huîtres et, à la surprise du jeune Breton, qui les grugeait vivantes, elle dégageait le contenu de leurs coquilles et le déposait dans une assiette de faïence.

— Puis-je vous demander ce que vous préparez, madame ?

Surprise, elle se retourna.

— Ne m’abelez pas matame, abelez-moi Catherine.

— Bien, dit-il, je m’appelle Nicolas.

Elle le regarda, son visage ingrat illuminé par une joie qui l’embellissait. Elle lui montra deux chapons désossés.

— Je fais un potache de chapons aux huîtres.

Nicolas avait aimé, enfant, regarder Fine cuisiner les plats fins, péché mignon du chanoine. Il avait même appris, peu à peu, à réussir quelques plats, comme le far, le kuign aman ou le homard au cidre. Le marquis, son parrain, ne dédaignait pas, lui non plus, se livrer à cette noble occupation qu’il disait participer des « péchés capiteux », au grand scandale du chanoine.

— Des huîtres cuites ! s’exclama Nicolas. Chez nous, nous les mangeons crues.

— Fi, des bêtes fifantes !

— Et ce potage, vous le préparez comment ?

Nicolas s’attendait à être chassé par la cuisinière, ayant l’expérience des réactions de Fine qu’il avait dû longuement espionner pour découvrir ses recettes.

— Vous si aimable que je vais le dire. Vous prenez deux beaux chapons, et désossez. Vous farcissez un avec chair de l’autre à laquelle vous ajoutez lard, jaunes d’œufs, sel, poivre, muscade, un paquet et des épices. J’attache le tout avec ficelle et je poche au consommé à petits bouillons. Bendant ce temps, je passe mes huîtres à la farine et les fais frire au beurre avec des champignons. Je découpe le chapon, je dispose les huîtres, j’arrose du bouillon et je sers avec un filet de citron et un peu de ciboule, bien chaud surtout.

L’enthousiasme de Nicolas n’avait plus de bornes et cela se voyait. En écoutant Catherine, l’eau lui était venue à la bouche et sa faim s’en était trouvée augmentée. Ce fut ainsi qu’il fit la conquête de Catherine Gauss, native de Colmar, ancienne cantinière à la bataille de Fontenoy, veuve d’un garde-française et cuisinière du commissaire Lardin. La redoutable servante avait définitivement adopté Nicolas. Il avait déjà un allié dans la place et il se sentait rassuré par son pouvoir de séduction.

Le dîner laissa à Nicolas des souvenirs confus. La splendeur de la table avec ses cristaux, son argenterie, le damas éclatant de la nappe, lui procura un sentiment de bien-être. La chaleur de la pièce aux boiseries grises rechampies d’or et les ombres portées par la lueur des chandelles créaient une atmosphère ouatée qui. s’ajoutant à son état de faiblesse, alanguit Nicolas à qui le premier verre de vin monta à la tête. Le commissaire n’était pas là et seules sa femme et sa fille l’entouraient. Elles paraissaient avoir presque le même âge et il comprit assez vite que Louise Lardin n’était pas la mère de Marie, mais sa belle-mère, et que les deux femmes n’éprouvaient guère d’affection l’une pour l’autre. Autant la première paraissait soucieuse de manifester une autorité un peu coquette, autant l’autre demeurait réservée, observant leur invité sous ses cils baissés. L’une était grande et blonde, l’autre menue et brime.

Nicolas fut surpris de la délicatesse des mets servis. Le potage de chapons aux huîtres fut suivi d’un entremets d’œufs marbrés, d’une capilotade de perdrix, d’un blanc-manger et de beignets aux confitures. Nicolas, dont l’éducation dans ce domaine avait été bien faite, reconnut dans le vin de couleur cassis qu’on lui servait un cru de Loire, sans doute un bourgueil.

Mme Lardin l’interrogeait discrètement sur son passé. Il eut le sentiment qu’elle souhaitait surtout éclaircir l’origine et la nature de ses relations avec M. de Sartine. La femme du commissaire avait-elle été chargée par son mari de le faire parler ? Elle lui servait à boire avec tant de générosité que cette idée l’effleura, puis il n’y pensa plus. Il parla beaucoup de sa Bretagne, avec mille et un détails qui firent sourire. Le prenait-on pour un objet de curiosité, pour quelque habitant de la Perse ?

Ce n’est que plus tard, en retrouvant sa mansarde, que des doutes l’envahirent : il se demanda s’il n’avait pas été trop loquace. En réalité, lui-même était si mal informé des raisons qu’avait M. de Sartine de s’intéresser à lui, qu’il se convainquit aisément que rien de compromettant n’avait pu lui échapper ; Mme Lardin avait dû en être pour ses frais. Revinrent aussi à son esprit les mines irritées de Catherine quand elle servait ou écoutait Louise Lardin qui, elle-même, traitait la servante avec distance. La cuisinière marmonnait entre ses dents, l’air furibond. Lorsqu’elle servait Marie au contraire son visage s’adoucissait jusqu’à prendre par instants un air d’adoration. Ce fut sur ces constatations que le jeune homme acheva sa première journée rue des Blancs-Manteaux.