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— C’est que tout a été fait pour que les voies fussent embrouillées à un degré tel qu’en démêler les écheveaux est un travail de bénédictin. La première fausse piste est le cadavre de Montfaucon. Ce n’était pas celui de Lardin. Celui de Lardin, nous l’avons retrouvé hier dans les caves de la rue des Blancs-Manteaux.

Catherine Gauss poussa un cri.

— Bovre monsieur, bovre Marie !

— À qui appartenaient alors les restes macabres du Grand Equarrissage, et pourquoi avoir voulu nous égarer de la sorte ? En vérité, c’est une longue histoire.

Imaginez, monsieur, le commissaire Lardin, après une longue et honorable carrière, enragé de jeu et qui doit subvenir aux besoins de sa jeune femme, coquette et frivole. Il dilapide des sommes considérables et tombe entre les mains de maîtres chanteurs. Sa situation est si compromise que sa propre servante est contrainte de participer de ses deniers aux dépenses du ménage. Il est acculé.

Nicolas jeta un regard appuyé sur son chef qui hocha la tête.

— Lardin décide de disparaître. Il espère que cette disparition lui permettra de refaire fortune et de fuir à l’étranger, où il compte s’établir. Il prépare un plan criminel. Sa femme, Louise Lardin, a un cousin très riche et qu’elle hait le docteur Descart. Il faudra donc parvenir à le faire accuser de l’assassinat du commissaire ; après quoi, il sera jugé, exécuté, et ses biens saisis au profit de l’épouse de sa victime qui, à cette époque-là, est son héritière naturelle. Mme Lardin consent et se donne à Descart pour justifier les soupçons qui porteront sur lui.

— C’est faux, vous mentez ! Ne l’écoutez pas.

Louise Lardin avait interrompu Nicolas, et Bourdeau dut la maîtriser pour qu’elle ne lui saute pas au visage.

— C’est la vérité, madame. Descart a été attiré dans un piège au Dauphin couronné. La Paulet lui avait fait miroiter les plaisirs d’une nouvelle pensionnaire. On lui a fait tenir un masque et une cape noire pour son déguisement de carnaval. Lardin s’est arrangé pour se trouver là aussi, avec Semacgus, car il faut un témoin à cette querelle. Descart arrive, la provocation a lieu, il y a lutte et Lardin en profite pour arracher un morceau de la poche du vêtement de Descart qui pourra constituer dans l’avenir une utile présomption. Le médecin fuit. Lardin le suit de près...

— Et Descart ? demanda M. de Sartine.

— Il va disparaître dans la nuit et regagner sa demeure où il vit en solitaire. Accusé, il n’aurait pu compter sur aucun témoignage ni alibi.

— On a vraiment l’impression que vous étiez là, monsieur.

— Encore une fois, monsieur, votre police est bien faite. Je poursuis. Pendant cette querelle, deux malfaiteurs stipendiés par Lardin, Rapace, un ancien boucher, et Bricart, un soldat invalide, assomment Saint-Louis, l’égorgent dans la voiture de Semacgus, puis, sur les bords du fleuve, découpent le corps en morceaux qu’ils déposent dans des tonneaux. Ils portent le tout à Montfaucon où, sous les yeux d’un témoin, ils l’abandonnent avec les vêtements du commissaire et sa canne. La neige, tombée plus tard à la Villette qu’à Paris, recouvre les restes.

— Comment pouvez-vous en être sûr ? Ce n ‘est pas ce que j’ai lu sur les rapports.

— Sur les rapports vous avez lu ce que les témoins ont bien voulu dire. En fait, je suis en mesure d’affirmer que le corps trouvé à Montfaucon était bien celui de Saint-Louis.

Nicolas sortit de sa poche un carton. Il s’approcha d’un des flambeaux et tint l’objet au-dessus de la flamme. Le papier se colora aussitôt d’une tache de noir de fumée.

— C’est ainsi, dit-il, que j’ai tout compris, un soir que je considérais la flamme de ma chandelle noircir la poutre au-dessus de ma tête.

— Vos propos, monsieur, deviennent si abscons que je me mets à douter de la cohérence de votre raisonnement. Expliquez-vous.

— C’est très simple. Vous vous rappelez cette tache noire trouvée sur le crâne de Montfaucon. Elle m’avait d’autant plus intrigué que notre témoin sur les lieux, la vieille Émilie, avait vu Rapace et Bricart battre le briquet et faire briller quelque chose.

Il se tourna vers Semacgus.

— Monsieur, quel âge avait votre serviteur ?

— Dans les quarante-cinq ans, autant que l’on puisse savoir avec un Africain.

— Dans la force de l’âge, donc ?

— Assurément.

— Il était chauve ?

— En dépit de son nom, emprunté à son lieu de naissance, Saint-Louis était demeuré mahométan. C’est pourquoi il gardait le crâne rasé avec, juste au milieu, une mèche de cheveux par laquelle, disait-il. son Dieu pourrait le tirer au jour de sa mort.

— Nous savons tous que le commissaire Lardin était chauve sous sa perruque, reprit Nicolas. Si l’on voulait faire passer le corps de Saint-Louis pour celui de Lardin, il fallait que cette mèche distinctive disparût ! Aussi fut-elle brûlée. Mais une trace noire subsistait qui attira mon attention.

— Mais, reprit Sartine, l’homme était noir...

— C’est précisément pourquoi il fallait le porter au Grand Équarrissage où, rongé et dévoré par des hordes de rats, d’oiseaux de proie et de chiens errants, il n’aurait plus figure humaine, ni peau sur les os. Et, pourquoi croyez-vous que la mâchoire ail été fracassée et les dents dispersées ? Parce que la dentition du commissaire Lardin était fort mauvaise, au contraire de celle de Saint-Louis dont le sourire éclatant est encore dans la mémoire de ceux qui ont connu ce serviteur fidèle. Mais il fallait qu’on pût identifier le corps, d’où la présence des habits et des objets ayant appartenu au commissaire Lardin.

M. de Sartine hocha la tête en silence, avant de demander :

— Et l’assassinat du docteur Descart ?

— J’y viens, monsieur. Le docteur Descart a été trouvé mort à la porte de son domicile, une lancette de saignée plongée dans le cœur. C’est du moins ce que l’assassin souhaitait que l’on crût. Je répète, en effet, que la victime n’a pas été tuée à la porte de sa demeure et que la lancette n’était pas plantée dans le cœur, mais à côté, et que la blessure constatée n’était pas la cause de la mort. Un homme de l’art...

Il se tourna vers la cheminée où seule l’ombre de Sanson était visible.

— ... a démontré savamment que le docteur, loin de mourir poignardé, avait été empoisonné, puis étouffé par un carreau. De cela nous en sommes certains. Mais qui avait intérêt à la mort de Descart ?

Il s’approcha de Semacgus qui regardait le sol.

— Vous, docteur. Vous étiez l’exact opposé de Descart. Votre manière de vivre et votre liberté de ton contrastaient avec sa dévotion hypocrite. Vous me direz que ce n’est pas une raison pour le tuer. Mais à ces considérations s’ajoute votre rivalité. Vous étiez les tenants de deux chapelles médicales opposées ; on sait ce que les querelles entre écoles propagent de haines. Outre cela, Descart vous menaçait dans vos intérêts. Vous couriez le risque d’être interdit en tant que médecin, n’étant que chirurgien de marine. C’est toute votre vie qui en eût été bouleversée. Qui plus est. vous étiez rivaux dans ce que les convenances m’obligent d’appeler l’affection de Louise Lardin. Il vous avait surpris avec elle. Je sais bien que vous prétendez avoir découvert le corps, mais rien ne prouve que vous n’êtes pas arrivé quelques instants plus tôt et que vous n’avez pas perpétré ce crime. Vous rentrez à votre domicile, laissant le temps à votre complice aux petits pieds de... disons... organiser la mise en scène.