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Un long silence suivit la fin de la démonstration de Nicolas, troublé seulement par le grésillement des chandelles et par le vent qui ronflait dans la cheminée. Fascinés. M. de Sartine et Bourdeau virent Nicolas se lever comme un somnambule, saisir un chandelier et se diriger vers la cheminée. Il s’arrêta, leva le bras et la lumière éclaira un grand crucifix d’ébène, avec son Christ d’ivoire aux bras fermés, dernier présent du commissaire Lardin au cousin de sa femme. Bourdeau se précipita, saisit une chaise et, un pied sur le rebord de la cheminée, dans un nuage de poussière, il décrocha l’objet qu’il posa avec respect sur la table. M. de Sartine fut invité par le jeune homme à examiner l’objet. Les doigts du lieutenant général tremblaient et ne rencontraient que le bois lisse. Désespéré, il regarda Nicolas.

— Vous êtes certain de ce que vous avancez ?

— Ce ne peut être autrement, monsieur.

Nicolas, à son tour, considéra le crucifix. Les mots mystérieux chantaient dans sa tête : « C’est pour mieux les ouvrir. » Il se pencha sur le Christ d’ivoire, remarqua que les mains du Sauveur n’étaient pas clouées contre le bois de la croix. Il les saisit et tenta d’exercer une pression vers le bas. Les bras cédèrent et s’abaissèrent, tandis qu’un déclic se faisait entendre et que l’ensemble se soulevait légèrement. Il retourna le crucifix. Une planchette de bois s’était ouverte, laissant apparaître une ouverture remplie de papiers tassés. Il s’écarta.

— Je vous en prie, monsieur.

Sartine saisit la liasse de lettres dissimulées dans la cachette. Il fit signe à Bourdeau d’approcher de la lumière, et se mit à les feuilleter en lisant à haute voix.

— « Projet d’ordres à envoyer par Sa Majesté au comte de Broglie et au baron de Breteuil, 23 février 1760. Lettre du duc de Choiseul au marquis d’Ossun, ambassadeur du roi à Madrid, 10 mars 1760. Minute d’une lettre de Mme la marquise de Pompadour à Sa Majesté Impériale et Royale à Vienne. Copie de l’interception d’une lettre de Frédéric II, roi de Prusse, à sa sœur la margravine de Bayreuth... du 7 juillet 1757... "Puisque, ma chère sœur, vous venez vous charger du grand ouvrage de la paix, je vous supplie de vouloir envoyer M. de Mirabeau en France. Je me chargerai volontiers de sa dépense. Il pourra offrir jusqu’à cinq cent mille écus à la favorite[84]..." »

Il leva la tête, pensif.

— Toujours cette histoire de la tentative de corruption de la dame par la Prusse. Aucune preuve... Mais si cela était divulgué, en ce moment...

Il se reprit, plongea la liasse de papiers dans son habit et toisa sévèrement les deux policiers.

— Vous n’avez rien vu, rien entendu. Sur votre vie.

Nicolas et Bourdeau s’inclinèrent, sans répondre.

— Monsieur Le Floch, reprit Sartine, pour la deuxième fois de la soirée, je vous remercie, mais cette fois je le fais au nom du roi. Je vais devoir vous laisser. Il faut que je rejoigne Choisy sans délai. Vous m’avez donné le grand privilège, par ce temps de misère et de guerre, d’être le messager d’une bonne nouvelle. Le roi ne l’oubliera pas.

Il monta quatre à quatre l’escalier et disparut dans la nuit. Ils entendirent aussitôt le bruit de l’équipage qui partait au grand trot. Ils se regardèrent et éclatèrent de rire.

— Nous l’avons bien mérité, dit Bourdeau, et ce n’est que justice. Vous avez été en vérité de la dernière insolence avec M. le lieutenant général ; il fallait vraiment que vous fussiez sûr de vous. Monsieur, je vous remercie d’avoir fait en sorte que j’assiste à tout cela. Je ne l’oublierai jamais.

— Mon cher Bourdeau, nous allons rentrer dans le rang. Les événements nous avaient placés dans une situation avancée. Le succès de notre enquête nous rend à notre insignifiance. Le roi est sauvé. Vive nous ! Puisque nous sommes abandonnés, j’ai une méchante proposition à vous faire. Nous sommes à deux pas de la maison de Semacgus. Il n’a rien à nous refuser. Nous allons lui demander à souper. Je sens déjà les fumets des plats de la bonne Catherine. Et si rien n’est prêt, elle tuera le veau gras pour nous.

Et les deux amis s’enfoncèrent dans la nuit froide de février.

Epilogue

« Je vous rends votre paquet de noblesse ; mon honneur n’est pas fait pour être noble ; il est trop raisonnable pour cela. »

Marivaux

Deux mois avaient passé. La routine reprenait ses droits. Nicolas continuait à être employé en surnuméraire à diverses tâches policières. Il faisait le plus souvent équipe avec l’inspecteur Bourdeau, mais ils n’évoquaient jamais les événements auxquels ils avaient pris part et que le silence le plus épais paraissait avoir recouverts. Tous les coupables ayant péri, aucune action judiciaire publique n’avait été engagée.

Nicolas accomplissait avec application ses tâches quotidiennes. Le lieutenant général de police lui avait repris la précieuse commission qui, durant un temps, l’avait investi d’un pouvoir sans limites. Les audiences s’étaient espacées, toujours liées aux obligations du service. Le jeune homme n’en éprouvait aucune amertume. Un grand apaisement succédait aux semaines haletantes de l’enquête. La vie qu’il menait lui convenait. Il se plaisait chez M. de Noblecourt, dans un logis où il était entouré d’affection et où se multipliaient les occasions de rencontrer les amis de l’ancien procureur au Parlement et d’élargir ainsi le champ de ses relations utiles.

Il avait repris ses habitudes avec Pigneau dont il écoulait avec indulgence les propos missionnaires. Il visitait régulièrement le père Grégoire, toujours ému de revoir son pensionnaire. Enfin, la maison de Semacgus était un autre refuge où il se rendait souvent le dimanche. Catherine s’évertuait à lui prodiguer ses attentions culinaires. Le chirurgien, dont le commerce et les connaissances l’avaient toujours fasciné, l’engageait dans d’interminables conversations qui apprenaient beaucoup à Nicolas. Quant à Guérande, il s’efforçait de n’y pas songer. Après un long débat intérieur, il avait décidé de ne pas répondre à la lettre d’Isabelle. Son existence parisienne, son expérience nouvelle des rapports sociaux acquise peu à peu et la constatation du fossé existant entre une fille de marquis et un orphelin sans nom et sans fortune nourrissaient à la fois son orgueil et son renoncement.

Nicolas fréquentait encore Antoinette, qu’il aurait souhaité voir sortir de sa condition. Mais elle prenait peu à peu de l’assurance et les prestiges d’un argent si facilement gagné étaient difficiles à combattre. Aussi cette amitié prenait-elle l’apparence de ces liaisons nécessaires entre un policier et une fille, même si la tendresse présidait encore à leurs rencontres. Nicolas avait croisé à deux reprises le commissaire Camusot, toujours en fonction, mais à qui venait d’être retirée la haute main sur la police des jeux. Il se murmurait que cette disgrâce était la suite d’une affaire dans le dénouement de laquelle Nicolas avait joué un rôle prépondérant. Il sentait autour de lui des regards envieux ou déférents. Bourdeau, toujours à l’affût des rumeurs d’une maison qu’il connaissait bien, lui rapportait ce qu’on disait en y ajoutant d’ironiques commentaires de son cru. Nicolas écoutait, riait et passait outre. Il était loin d’avoir les desseins particuliers qu’on lui prêtait.

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84

De nombreuses rumeurs couraient alors sur des tentatives de corruption de Mme de Pompadour, favorite de Louis XV, soit par l’Autriche, soit par la Prusse. Frédéric II avait chargé sa sœur, la margravine de Bayreuth, de faire approcher la dame à Versailles par un émissaire, le chevalier de Mirabeau, son grand chambellan.