— Mais si. Parce qu’il est grand et que nous sommes tout petits.
— Lancement dans trois heures et cinquante-sept minutes, annonça le Truc.
Leur campement de fortune surplombait un fossé. L’hiver semblait être inconnu en Floride, et les berges étaient noyées de verdure.
Quelque chose qui ressemblait à une assiette plate avec une cuillère collée sur le devant passa lentement devant eux. La cuillère émergea un instant de l’eau, considéra les gnomes d’un air absent, avant de replonger.
— C’était quoi, ce truc, Truc ? s’enquit Masklinn.
— Une tortue à long cou.
— Oh !
La tortue s’éloigna paisiblement.
— Un coup de chance, fit remarquer Gurder.
— Quoi donc ? demanda Angalo.
— Qu’elle ait un aussi long cou et qu’en plus elle s’appelle tortue à long cou. T’imagines si elle avait un tout petit cou, avec un nom comme ça ?
— Lancement dans trois heures et cinquante-six minutes.
Masklinn se remit debout.
— Vous savez, dit Angalo, je regrette vraiment de ne pas avoir lu davantage de L’Espionne n’avait pas de culotte. Ça commençait à devenir drôlement bien.
— Allons-y, dit Masklinn. Voyons si nous pouvons trouver un chemin.
Angalo, qui était assis avec le menton dans les mains, lui jeta un regard bizarre.
— Quoi, maintenant ?
— On est allés trop loin pour abandonner, non ?
Ils se frayèrent un chemin à travers les herbes folles. Au bout d’un moment, un tronc d’arbre abattu leur permit de franchir le fossé.
— C’est beaucoup plus verdoyant qu’à la maison, vous ne trouvez pas ? fit Angalo.
Masklinn écarta un épais rideau de feuilles.
— Et plus chaud, aussi, compléta Gurder. Ils ont réparé le chauffage, ici[4].
— Personne ne répare le chauffage, Dehors. Ça se fait tout seul, répliqua Angalo.
— Si je deviens vieux, c’est dans un endroit comme ici que j’aimerais vivre, si je devais vivre Dehors, poursuivit Gurder en ignorant son intervention.
— C’est une réserve naturelle, expliqua le Truc.
Gurder parut étonné.
— Comme un garde-manger ? Une réserve de quoi ? Pour qui ?
— Un endroit où les animaux sauvages peuvent vivre en toute sécurité.
— On n’a pas le droit de les chasser, tu veux dire ?
— Exactement.
— Tu n’as pas le droit de chasser quoi que ce soit, Masklinn, annonça Gurder.
Masklinn répondit par un grognement indistinct.
Quelque chose le turlupinait. Il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. C’était peut-être bien en rapport avec les animaux, finalement.
— À part les tortues à long cou, quels autres animaux vivent ici, Truc ?
Le Truc resta silencieux un moment, avant de répondre :
— J’ai trouvé des allusions à des veaux marins et à des alligators.
Masklinn essaya de se représenter un veau marin. Ça ne devait pas être bien méchant. Il avait déjà rencontré des veaux et des vaches. C’étaient de gros animaux qui se déplaçaient lentement et ne mangeaient pas les gnomes, sauf par accident.
— Et un alligator, c’est quoi ?
Le Truc le lui dit.
— Quoi ? dit Masklinn.
— Comment ? dit Angalo.
— Hein ? glapit Gurder, en serrant sa chasuble contre ses jambes.
— Espèce d’andouille ! hurla Angalo.
— Moi ? s’emporta Masklinn. Comment je pouvais deviner ? C’est ma faute, peut-être ? C’est moi qui ai dû rater le panneau à l’aéroport qui annonçait : Bienvenue en Floride, patrie des grands lézards carnivores qui mesurent jusqu’à quatre mètres de long ?
Ils scrutèrent les herbes. Le monde chaud et humide, habité par des insectes et des tortues, s’était soudain changé en un masque cachant des terreurs abominables munies de longues dents.
On nous observe, songea Masklinn. Je le sens.
Les trois gnomes se tenaient dos à dos. Masklinn s’accroupit lentement et ramassa un gros caillou.
Les herbes remuèrent.
— Le Truc a dit qu’ils n’atteignaient pas tous quatre mètres, rappela Angalo dans le silence.
— On avance au petit bonheur dans le noir, chevrota Gurder. Avec des créatures comme ça autour de nous !
Les herbes remuèrent encore. Ce n’était pas l’effet du vent.
— Reprenez-vous, marmonna Angalo.
— Si ce sont bien des alligators, déclara Gurder en rassemblant toute la noblesse qu’il avait en réserve, je leur montrerai avec quelle dignité un gnome sait mourir.
— À ta guise, répliqua Angalo tout en scrutant les fourrés. Pour ma part, j’ai l’intention de leur montrer avec quelle rapidité un gnome sait courir.
Les herbes s’écartèrent.
Un gnome en sortit.
On entendit craquer quelque chose derrière Masklinn. Il tourna vivement la tête. Un autre gnome apparut.
Et un autre.
Et encore un autre.
Quinze en tout.
Les trois voyageurs se tortillaient d’un côté à l’autre comme un seul animal à six pattes et trois têtes.
Voilà d’où venait le foyer que j’avais remarqué, se dit Masklinn. On était assis juste à côté des cendres d’un feu, je les ai regardées, et je ne me suis même pas demandé qui avait pu l’allumer.
Les inconnus étaient vêtus de gris. Ils semblaient tous de taille différente. Et tous, jusqu’au dernier, étaient armés d’un épieu.
J’aimerais bien avoir le mien, songea Masklinn, en tentant de conserver le plus grand nombre possible d’inconnus dans son champ visuel.
Ils ne dirigeaient pas leurs épieux vers lui. Le problème, c’est qu’ils ne les dirigeaient pas ailleurs non plus.
Masklinn se répéta que les gnomes tuaient rarement d’autres gnomes. Dans le Grand Magasin, on considérait que c’était très mal élevé, tandis que Dehors… ma foi, il y avait tellement d’autres choses qui tuaient les gnomes, de toute façon. Et en plus, ça ne se faisait pas. Il n’y avait pas besoin d’autre raison.
Il espérait seulement que ces gnomes partagent son avis.
— Tu connais ces gens ? demanda Angalo.
— Moi ? répondit Masklinn. Bien sûr que non. Comment veux-tu que je les connaisse ?
— Ce sont des Dehoreux. Je ne sais pas, il me semblait que tous les Dehoreux devaient se connaître.
— Je ne les ai jamais vus de ma vie.
— Je crois bien, articula Angalo d’une voix lente, que le chef, c’est le vieux, là, avec son gros nez et une plume dans sa queue-de-cheval. À ton avis ?
Masklinn inspecta le vieux gnome, long et maigre, qui leur faisait la grimace.
— On dirait qu’il ne nous aime pas beaucoup.
— Et moi, il ne me plaît pas du tout, avoua Angalo.
— Truc, tu as des suggestions à faire ? demanda Masklinn.
— Ils ont sans doute aussi peur de vous que vous d’eux.
— Ça, ça m’étonnerait ! fit Angalo.
— Dites-leur que vous ne leur ferez aucun mal.
— Je préférerais nettement que ce soient eux qui nous disent qu’ils ne nous feront aucun mal.
Masklinn avança d’un pas et leva les bras.
— Nous sommes venus en paix, annonça-t-il. Nous ne voulons pas voir le sang couler.
— Surtout pas le nôtre, confirma Angalo. Et on le pense sincèrement.
Plusieurs inconnus reculèrent et brandirent leurs épieux.
— J’ai les mains en l’air, lança Masklinn par-dessus son épaule. Pourquoi le prennent-ils si mal ?
4
Depuis des générations, les gnomes savaient que la température était réglée par la climatisation et le chauffage ; comme beaucoup d’entre eux, Gurder n’avait jamais entièrement abandonné ses anciens concepts.