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— Oui, bien sûr, mais…

— Surtout que les affaires ne vont pas fort, ces jours-ci. Avec la crise dans le Golfe qui fait monter le prix de l’essence, nos coûts de transport explosent. Les exploitations agricoles ne remplacent pas leurs équipements et certaines grandes chaînes de magasins vendent leurs produits moins cher que nous dans tous les secteurs. Bref, c’est une lutte impitoyable. Je pense qu’on survivra, mais nos marges sont vraiment minces. Quant à la famille, si mamie doit être placée à plein temps en institution spécialisée, ça va coûter des sommes folles. »

Je lui ai répondu que je savais tout ça, que je comprenais. J’avais juste besoin d’un peu de visibilité sur mon propre avenir.

« Oui, c’est normal, a-t-il admis. Et ça contribuerait aussi à clarifier la situation pour Jenny.

— Comment ça ?

— Ben ouais. Tôt ou tard, il va bien falloir que tu te décides à ramener ou relâcher le poisson, cela dit sans vouloir offenser personne. »

Jenny et moi étions amis depuis l’école primaire, mais nous n’étions pas fiancés, même si Aaron et mon père avaient peut-être tiré leurs propres conclusions. Je n’étais pas sûr du tout de vouloir épouser Jenny, ni qu’elle veuille se marier avec moi. À vrai dire, nous avions évité le sujet comme s’il était radioactif.

Et j’en ai voulu à Aaron de faire pression sur moi à ce sujet. Mais il était en effet dans l’intérêt de Jenny de savoir à quoi elle pouvait s’attendre. « Je ferai donc mieux de parler au paternel ce soir, ai-je dit.

— D’accord… seulement vas-y mollo avec lui. Ce qu’il te dira ne te plaira peut-être pas, mais il sera franc avec toi, tu dois bien l’admettre. »

J’en ai convenu.

En fin de compte, ce ne sont pas mes problèmes financiers qui ont provoqué la déflagration, mais Geddy… ou le mépris qu’il inspirait à mon père.

Après deux ou trois jours de beau temps chaud, Aaron avait proposé un barbecue familial en guise de changement thérapeutique à tous les repas pris à la cafétéria de l’hôpital. Aussi mon père chauffait-il le gril, soulevant d’odorants nuages d’hydrocarbure sur la pelouse à l’arrière de la maison, pendant que maman Laura apportait de la cuisine tout un plateau en plastique recouvert de pavés de bœuf haché cru. Geddy courait en maillot de bain d’un côté à l’autre du voile d’eau qui jaillissait de l’arrosage automatique. Mon père le regardait, la mine sombre. Et quand Geddy a accouru pour voir où en étaient les hamburgers, il a dit : « Regarde ce garçon, Laura. Regarde donc ton fils. »

Maman Laura s’est retournée. « Qu’est-ce qu’il y a ? Viens, Geddy. Je te préparerai un hamburger dès que ce sera prêt.

— Il a presque treize ans. Pardon, mais on dirait qu’il lui pousse une belle paire de nichons. C’est normal ? »

Quand on le critiquait, Geddy disposait d’une étonnante capacité à rester de marbre sans piper mot, mais il était complexé par son poids et cette critique-là l’avait pris au dépourvu. Il a rougi, puis blanchi. J’ai vu les tendons de son cou saillir quand il a serré les dents. Chose impressionnante, il a réussi à ne pas pleurer.

Maman Laura a fait la grimace. « Il est un peu corpulent, mais ce n’est que du gras de bébé.

— Tu devrais faire vérifier ses hormones. Histoire d’être sûre qu’il est normal.

— Bien sûr qu’il est normal », ai-je dit.

Mon père m’a jeté un coup d’œil hostile. Assis en face de moi sur la terrasse, Aaron a roulé des yeux : Et merde, c’est reparti.

« C’est ton diagnostic ? a demandé mon père. Qu’est-ce qui se passe, tu as obtenu un diplôme de médecine sans que je le sache ? »

J’avais vénéré ou craint mon père, selon son humeur et la mienne, presque toute ma vie. Même après avoir cessé de le craindre, je ne le contredisais jamais : ça ne semblait jamais en valoir la peine. Et mamie Fisk avait toujours été là pour le contenir quand il dépassait les bornes. Il n’aurait jamais dit ce qu’il venait de dire, si elle avait été à table avec nous.

« Rentre dans la maison, a dit maman Laura à son fils d’une voix tendue. Mets une chemise pour le dîner. Une de celles à manches courtes dans ton placard. Allez, vas-y. »

La tête dans les épaules, Geddy s’est précipité à l’intérieur.

D’un coup de spatule, mon père a retourné une portion de steak haché. « Merci pour ton avis, m’a-t-il lancé. Même si je ne te l’avais pas demandé.

— Tu l’as humilié.

— Tu crois que je l’ai blessé ?

— Tu crois que non ?

— Et tu t’imagines que ce gamin pourra s’en sortir dans la vie sans que quelqu’un le froisse de temps en temps ? Il faut qu’il s’endurcisse s’il veut survivre à l’école. J’imagine que tu crois le protéger…

— Et moi que je ne devrais pas avoir besoin de le faire, sans doute.

— Ce que tu dois faire, c’est preuve d’un peu de respect. Il faut que ce soit bien clair, si tu reviens à Schuyler. »

Et j’ai demandé : « Je reviens à Schuyler ?

— Aaron m’a dit que tu avais abordé le sujet. Tu connais la situation, Adam. Ta grand-mère avait de l’argent, et tu en as bénéficié… aucun problème, mais à partir de maintenant, ce que mamie avait de côté à la banque doit contribuer à ses dépenses. Je sais que toi et moi n’étions pas d’accord sur tout, mais je sais aussi que tu n’auras pas l’égoïsme de vouloir cet argent pour toi. Je crains donc qu’il te faille rentrer à la maison, à moins que tu puisses t’arranger de ton côté. Et tu es le bienvenu ici, tu le seras toujours. Mais ça ne te donne pas le droit de porter un jugement sur moi. Pas quand c’est à ma table que tu manges. À propos… passe-moi les assiettes en carton, Laura. Tout le monde en file indienne ! Aaron, sors le maïs de la casserole. »

Maman Laura, qui nous avait écoutés avec une expression indéchiffrable et en serrant ses petits poings, a demandé : « On ne devrait pas attendre Geddy ?

— Une fois qu’il est dans sa chambre, on a souvent du mal à l’en faire sortir », a répondu mon père.

Je me suis donc proposé pour aller le chercher.

Je l’ai trouvé sur son lit, le visage enfoui dans un oreiller, mais il s’est redressé et s’est essuyé les yeux quand je suis entré. Je l’ai aidé à enfiler un jean et une chemise propre. Puis je l’ai emmené au KFC sur la grand-rue. Je me suis dit que c’était mieux pour qu’on arrive à manger sans s’étrangler avec la nourriture.

Au restaurant, j’ai confié un secret à Geddy : mon père avait posé la même question (c’est normal ?) à mon sujet. Et plus d’une fois.

Je n’avais jamais été autant en surpoids que Geddy et la proéminence de ma poitrine n’avait pas figuré dans la longue liste de mes préoccupations d’adolescent. Mais les questions est-ce-normal ? n’avaient pas manqué pendant mon enfance. Au sujet de mon amour immodéré pour la lecture, de mon désintérêt pour le sport au lycée. Mon père ne m’avait jamais franchement accusé d’être « pédé » (comme il disait), mais le sous-entendu n’avait jamais été loin. Il se trouvait que je ne l’étais pas, mais je n’étais pas non plus ce qu’il espérait ou attendait de ses fils. Et, pour lui, cela ne faisait aucune différence.

« Il te détestait ? a demandé Geddy.

— Il ne nous déteste ni l’un ni l’autre. Il ne nous comprend pas, voilà tout. Les gens comme nous le mettent mal à l’aise.

— Ça existe ?

— Quoi donc ?

— Les gens comme nous. Il y en a ?

— Ben ouais. Évidemment. »