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Le flic a abattu sa matraque. Peut-être voulait-il seulement me frapper à l’épaule pour m’inciter à partir, mais il a atteint ma pommette gauche. Je l’ai sentie s’ouvrir. L’engourdissement brûlant s’est transformé en douleur.

Même le flic a semblé surpris. « Fous le camp, a-t-il ordonné. Casse-toi ! »

Je suis remonté en trébuchant. La rue était quasiment méconnaissable. J’étais derrière le cordon de policiers, qui avait encerclé des manifestants à l’est du carrefour. Du côté où je me trouvais, on ne voyait plus sur la chaussée qu’un fatras de tracts, des sacs à dos et des banderoles abandonnés, des grenades lacrymogènes qui grésillaient encore et le verre granuleux de pare-brise fracassés. Une rue plus à l’ouest, une automobile brûlait. Le sang qui me coulait du visage avait commencé à orner mon tee-shirt de motifs cachemire couleur rouille. Quand j’ai plaqué la main sur la plaie, il a filtré comme de l’huile chaude entre mes doigts.

J’ai tourné à l’intersection la plus proche. Je suis passé devant un autre flic, une femme qui ne portait pas de tenue antiémeute et m’a regardé d’un air inquiet. Elle semblait sur le point de me proposer de l’aide quand je l’ai rassurée d’un geste. J’ai sorti mon téléphone de ma poche pour appeler Dex, mais il n’a pas répondu. Je me suis dit qu’il avait renoncé à m’attendre. Sur University Avenue, je suis descendu prendre le métro en tranquillisant les autres passagers qui exprimaient leur inquiétude. Tout ce que je voulais, c’était me retrouver seul dans un endroit sûr.

Je ne saignais presque plus en arrivant à ma garçonnière avec vue sur un parking, au deuxième étage d’un petit immeuble de brique jaune. De mauvais parquets et quelques meubles merdiques. Un endroit dont l’aspect le plus personnel était la plaque nominative sur le tableau d’affichage dans l’entrée de l’immeuble : A. Fisk. A pour Adam. L’autre A. Fisk de la famille étant mon frère Aaron. Nous avions été mis au monde par une lectrice assidue de la Bible qui aimait les allitérations.

Le miroir de la salle de bains faisait aussi office de porte pour l’armoire à pharmacie, que j’ai ouverte le temps de sortir un flacon d’Advil. En m’examinant dans le miroir, je me suis dit que je devais pouvoir me passer de points de suture. Le sang s’était coagulé, même si la plaie avait vilaine allure. La contusion mettrait plusieurs jours à se résorber.

Du sang sur mon visage, mes mains, mon tee-shirt. Du sang rosissant l’eau dans le lavabo.

C’est à ce moment-là que j’ai su que j’allais contacter InterAlia. Qu’y avait-il à perdre ? Prends rendez-vous. Pousse cette porte de cuivre et de verre dépoli. Pour découvrir… quoi ?

Encore une escroquerie, très probablement.

Ou peut-être, peut-être, une nouvelle version d’eux. Un eux dont je pourrais être.

Ils m’ont donné rendez-vous pour mardi après les cours. Je suis arrivé avec dix minutes d’avance dans leur immeuble rénové de deux étages.

J’en ai traversé le hall carrelé jusqu’à la succursale d’InterAlia, une suite de box délimités par des parois en briques de verre. De l’air frais descendait en chuintant d’orifices au plafond et une fenêtre polarisée donnait une lumière ambrée. Des gens ne cessaient d’entrer et de sortir, certains en costume, d’autres en tenue de tous les jours. On ne distinguait les employés de leurs clients qu’au badge nominatif gravé que les premiers portaient au revers. Une réceptionniste a vérifié que je figurais bien sur la liste des rendez-vous avant de m’envoyer au box numéro 9 : « C’est Miriam qui va s’occuper de votre inscription. »

Miriam s’est révélée être une trentenaire au sourire facile qui s’exprimait avec un léger accent antillais. Elle m’a remercié de l’intérêt que je portais à InterAlia et m’a demandé comment j’avais eu connaissance du test affinitaire.

« J’ai lu attentivement votre site web, ai-je expliqué. Et il y a eu un article sur vous il y a deux mois dans The Atlantic.

— Vous savez donc sans doute déjà à peu près tout ce que je vais vous raconter, mais mon travail consiste à m’assurer que nos clients potentiels ont bien compris de quelle manière nous procédons aux affectations et ce que nous attendons d’eux. Certaines personnes arrivent avec des idées fausses, que nous tenons à corriger tout de suite. Je vais donc vous demander un peu de patience, et m’efforcer de ne pas vous ennuyer. » Sourire.

Je lui ai rendu son sourire et ne l’ai pas interrompue dans son monologue, qui devait être l’équivalent verbal de ces avertissements en petits caractères en bas des publicités pour médicaments.

« Tout d’abord, a-t-elle dit, vous devez savoir que nous ne pouvons vous garantir une affectation. Ce que nous fournissons, c’est une série de tests qui nous dira si vous êtes compatible avec l’un ou l’autre des vingt-deux groupes d’Affinités. Nous demandons un petit acompte, qui vous sera remboursé si les tests sont négatifs. Un peu plus de soixante pour cent des candidats obtiennent un résultat positif à ces tests, aussi avez-vous plus d’une chance sur deux… mais nous refusons quand même en fin de compte quatre personnes sur dix, dont vous pourriez très bien faire partie. Vous comprenez ? »

J’ai répondu que je comprenais.

« Nous aimons aussi rappeler à nos clients qu’un échec aux tests ne constitue en aucun cas un jugement de valeur. Nous recherchons certains groupes de caractéristiques sociales complexes, mais chacun est unique. Il n’y a rien de mal chez vous si vous ne correspondez pas à ces paramètres : cela signifie uniquement que nous ne pourrons pas vous fournir notre service. D’accord ? »

D’accord.

« Ce que nous vous fournirons si vous remplissez les critères doit aussi être bien clair pour vous. Tout d’abord, nous ne sommes pas une agence de rencontres. Beaucoup ont trouvé des conjoints par l’intermédiaire de leur Affinité, mais ce n’est absolument pas un résultat garanti. Certaines personnes viennent nous voir parce qu’elles rencontrent des difficultés, sur le plan social ou psychologique. Ces personnes ont besoin de soins ou pas, mais ce n’est pas non plus notre domaine. »

Elle l’a dit en regardant avec ostentation mon pansement. « Ce n’est pas… je veux dire, je ne suis pas du genre à chercher la bagarre et tout. Mais…

— Cela ne me regarde pas, monsieur Fisk. Vous serez évalué par des professionnels et nos tests physiques comme psychologiques sont totalement objectifs. Personne ne vous juge.

— D’accord. Très bien.

— Si vous remplissez les critères, on vous affectera à une des vingt-deux Affinités et on vous invitera à intégrer un groupe local, ce que nous appelons une tranche. Chaque Affinité dispose de subdivisions régionales et locales, appelées sodalités et tranches. Une tranche n’a jamais plus de trente membres. Dès que ce maximum est atteint, nous créons un nouveau groupe. Peut-être vous affectera-t-on à un groupe existant en remplacement de quelqu’un, ou peut-être en intégrerez-vous un nouveau… dans un cas comme dans l’autre, il peut y avoir une période d’attente. Actuellement, elle est en moyenne de quinze jours à trois semaines après l’évaluation. C’est bien compris ? »

Compris.

« À supposer que vous soyez affecté à une tranche, vous vous retrouverez en compagnie de gens que nous appelons polycompatibles. Certains clients arrivent en croyant qu’on les mettra au milieu de gens comme eux, mais ils se trompent. En tant que groupe, votre tranche sera très probablement diversifiée sur les plans physique, racial, social et psychologique. Nos évaluations ne se limitent pas à la race, au genre, aux préférences sexuelles, à l’âge ou à la nation d’origine. Les groupes d’Affinités ne sont pas basés sur l’exclusion des différences, mais sur des compatibilités plus profondes qu’une ressemblance superficielle. Avec des gens de même Affinité que vous, vous avez statistiquement davantage de chances d’en trouver à qui vous ferez confiance, qui vous feront confiance, qui deviendront vos amis ou vos conjoints… et plus généralement d’avoir de la réussite dans les engagements sociaux. À l’intérieur de votre Affinité, vous serez moins souvent mal compris et vous aurez des relations intuitives avec une grande partie de vos camarades de tranche. Tout est clair ? »