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— Bon Dieu, Jen… une crise cardiaque ? »

Je me suis représenté mamie Fisk dans sa vieille chemise de nuit en flanelle blanche à fleurs roses. Elle adorait cette chemise de nuit dépenaillée, mais il n’était pas question de nous laisser la voir avec entre 6 heures et 21 heures… ni de laisser un inconnu la voir un seul instant avec. Que des ambulanciers puissent faire irruption dans sa chambre l’aurait horrifiée.

« C’est ce que tout le monde a cru. Mais quand je suis passée chez ton père, ce matin, il m’a dit que les médecins parlaient maintenant d’un problème de vessie. »

Je ne savais pas trop qu’en penser, sinon que ça me paraissait un peu moins épouvantable qu’un problème cardiaque. « Donc ils font quoi, ils l’opèrent ?

— Ce n’est pas très clair. Elle est restée à l’hôpital pour des examens, mais ils pensent qu’elle pourra rentrer demain. Il y a une histoire de régime et de médicaments, je ne me souviens plus trop.

— J’imagine que c’est pas mal…

— Vu les circonstances.

— Ouais, vu les circonstances.

— Vraiment désolée qu’il ait fallu que ce soit moi qui te l’apprenne.

— Mais non. Je t’en remercie. »

Et j’étais sincère. D’une certaine manière, mieux valait apprendre les mauvaises nouvelles par Jenny plutôt que par Aaron. Mon frère n’avait très bonne opinion ni de moi ni de mamie Fisk. Mon père avait financé les études d’Aaron qui, titulaire d’un MBA, cogérait à présent l’entreprise familiale. Mais personne n’avait voulu payer mes études de graphisme à part mamie Fisk, qui avait passé outre aux objections de mon père.

Une question m’est venue à l’esprit : « Comment tu l’as su, toi ?

— Eh bien… Aaron me l’a dit. »

Les Fisk et les Symanski étaient proches depuis des dizaines d’années. Jenny et moi avions grandi ensemble, elle était toujours fourrée chez nous. Mais quand même… « Aaron te l’a annoncé à toi et pas à moi ?

— Je te jure qu’il a dit qu’il allait t’appeler. T’as vérifié ta messagerie vocale ? »

J’avais rarement besoin de le faire : je recevais peu d’appels et de textos, à part de quelques correspondants réguliers. Mais j’ai vérifié, et en effet, deux appels manqués d’un numéro bien connu. Aaron avait essayé de me joindre à deux reprises. L’une et l’autre la veille au soir, alors que j’avais éteint mon téléphone pour ma séance d’évaluation à InterAlia.

J’ai téléphoné à Aaron pour lui faire savoir que j’avais appris la nouvelle par Jenny. Je me suis excusé de ne pas l’avoir rappelé plus tôt.

« Eh bien, il se trouve que ce n’était pas si urgent, après tout. Elle est rentrée à la maison, depuis.

— Je peux lui parler ?

— Elle dort, et comme il lui faut du repos, il ne vaut mieux pas. »

Je me représentais sans mal Aaron debout dans le salon de la maison familiale, le vieux téléphone fixe dans la main. Il faisait très chaud à Toronto et sans doute à peu près tout autant à Schuyler. Les fenêtres de façade seraient ouvertes, les rideaux tachetés par l’ombre du saule dans le jardin. Il ferait lourd et étouffant à l’intérieur, mon père ne croyant pas à la climatisation avant le 1er juin.

Et Aaron lui-même : jean noir et chemise blanche sans cravate, comme toujours quand il ne travaillait pas. Essuyant du bout du pouce une goutte de sueur sur son front.

« Comment papa et maman Laura prennent-ils la chose ? »

Maman Laura était notre belle-mère.

« Ah, tu connais papa. Il s’occupe de tout. Il en était presque à donner des ordres aux ambulanciers. Mais il s’est inquiété, bien entendu. Maman Laura a passé presque toute la journée à la cuisine. Les voisins n’arrêtent pas de passer avec des plats cuisinés, comme si quelqu’un était mort. C’est sympa, mais on croule sous les lasagnes et le poulet au four.

— Et Geddy ? »

Geddy, notre demi-frère de douze ans, était le cadeau avec lequel maman Laura était arrivée dans la famille. « Il a l’air de tenir le coup, mais Geddy est une énigme.

— Dis à mamie Fisk que je serai là demain matin. » Il faudrait que je loue une voiture. Mais ce n’était qu’à cinq heures de route, si je ne perdais pas de temps à la frontière.

« Elle ne veut pas.

— Qui ça ?

— Mamie Fisk. Elle te fait dire de ne pas venir.

— Ce sont ses mots exacts ?

— Ça ressemblait plutôt à Dites à Adam de ne pas mettre son travail scolaire sens dessus dessous pour se précipiter à mon chevet. Et elle a raison. Elle est robuste comme un chêne. Mon conseil serait plutôt d’attendre la fin du trimestre. »

Peut-être, mais il faudrait que je l’entende de sa bouche à elle.

« Tu viendras de toute manière nous rendre visite d’ici deux mois, pas vrai ?

— Tout à fait. Sans faute.

— Très bien. Je vais te passer papa. Il pourra te mettre au courant de ce que racontent les médecins. »

Pendant dix minutes, mon père m’a répété tout ce qu’il avait appris sur la nature et les fonctions de la vessie : pour résumer, mamie Fisk souffrait d’une maladie sérieuse mais qui n’avait absolument rien de mortel. Le temps qu’il finisse, elle était réveillée et capable de décrocher le combiné de sa chambre. Elle m’a remercié de m’inquiéter pour elle et m’a recommandé avec insistance de rester à Toronto. « Je ne veux pas que tu gâches les études que je te paye rien que parce que j’ai passé une mauvaise nuit. Tu viendras quand je me sentirai mieux. Je parle sérieusement, Adam. »

J’entendais l’épuisement dans sa voix, mais aussi la détermination.

« Je te vois dans quelques semaines quoi qu’il arrive.

— J’attends ça avec impatience », a-t-elle dit.

Ma troisième séance d’évaluation a été la moins agréable. On m’a attaché dans un appareil d’IRM pendant une demi-heure. Miriam m’a expliqué qu’associé aux données d’électroencéphalogramme récoltées lors des séances précédentes, le résultat faciliterait la calibration des résultats.

Le lendemain soir, retour au bandeau : il s’agissait cette fois d’écouter des voix enregistrées prononcer une série de phrases énigmatiques et insipides : S’il pleut, vous pouvez vous servir de mon parapluie. Nous vous avons vu au magasin hier.

« À terme, tout ça sert à vous localiser sur le socionome humain », m’a indiqué Miriam.

Je l’ai crue sur parole. Les détails constituaient un secret bien gardé. Meir Klein, l’inventeur du test, avait fait de la recherche fondamentale en téléodynamique à l’époque où il enseignait à l’Institut de technologie de Haïfa, ce qui lui avait permis de déterminer dans les grandes lignes la manière de mettre en place une taxonomie du comportement social humain. Mais il avait effectué l’essentiel de son travail une fois embauché par InterAlia, et les détails étaient protégés par d’inviolables accords de confidentialité. Le processus qui classait les gens en vingt-deux Affinités n’avait jamais été vraiment décrit ni soumis à examen critique. Le mieux qu’on pouvait dire, c’est qu’il semblait fonctionner. Ce qui me suffisait.

L’idée me plaisait. Je voulais qu’elle soit vraie. Nous sommes l’espèce la plus coopérative de la planète… possédez-vous un seul objet que vous ayez entièrement fabriqué de vos mains avec des matériaux extraits par vos soins de la nature ? Et sans ce réseau de collaboration, nous sommes aussi vulnérables que des antilopes à trois pattes au milieu du territoire des lions. Mais en même temps, quel talent nous avons pour la cupidité, pour l’indifférence morale, pour des guerres de conquête à tous niveaux, du jardin d’enfants jusqu’aux Nations unies. Qui n’a pas souhaité pouvoir sortir de ce piège ? C’est comme si nous étions faits pour vivre dans une espèce de famille de conte de fées, dans une maison où les portes ne sont jamais fermées à clé et n’ont jamais besoin de l’être. Toutes les utopies à la manque sont un rêve de cette maison. On en a tellement envie qu’on refuse de croire que ça n’existe pas et ne peut pas exister.